"Je m’appelle Bernard Topo. Je viens de Bruxelles en 2027, via une application que j’ai développée pour communiquer avec un passé où se pressentait déjà l’omnipotence de la technologie (l’ardoise digitale est comme le prolongement de la main) et des réseaux sociaux (les Faceblokoeurs veillent sur nos rapports humains et les Gog+ surveillent nos agissements).
L’évolution ne s’y décline pas en révolution : les pouvoirs financiers sont suprapotents, la politique brille par son absence, les technocrates exécutent et seule l’existence personnelle pimente encore d’un brin d’humanité ce futur qui vous est proche. Si proche que vous pouvez vous y retrouver et à la fois si lointain qu’on peut envisager ce constat comme l’un des multiples avatars de l’Histoire."

dimanche 26 février 2012

semaine 7

Vendredi 26 02 2027. Tous deux dégagés de nos obligations sociales et secondaires, Sophie et moi sommes censés travailler un maximum jusqu’à jeudi prochain. Nous ne savons pas précisément sous quel angle les autres duos abordent la question, aussi nos recherches nous semblent parfois lacunaires et incertaines.
Par exemple, si l’obsolescence programmée des machines ne peut être considérée comme exactement l’inverse du vieillissement thérapeutisé de la population, le point commun n’en reste pas moins le nombre à considérer plutôt que l’unité. Mais n’entrent dans mes compétences ni le médical ni l’économique, c’est pourquoi je dois me satisfaire d’un constat statistique à partir du postulat que le temps est surtout fonction du nombre.
Sophie arrive grosso-modo aux mêmes résultats en étudiant la réaction des matériaux aux torsions. Les transistors atomiques, basés sur la formule simple de phosphore+silicium/soudure à l’hydrogène, en ont évidemment mégacuplé la résistance des structures. Néanmoins, à nouveau, c’est sur un nombre qu’il faudra interagir et non sur l’unité.
Encore heureux que, même si elles ne sont pas encore des plus fiables, nos tablettes quantiques nous facilitent grandement nos calculs sur les rapports multitude et unicité !
Désolé de vous bassiner avec mes considérations de spécialiste, mais je tenais à vous faire part, en un mot comme en cent, de nos préoccupations de la semaine qui s’engage. Ce n’est sans doute pas l’essentiel non plus ; en effet, Sophie Montana et moi nous rendons compte que nous nous entendons à merveille, jusqu’à plus, si affinités. Là encore, le nombre deux prime sur l’individu, ironisons-nous au cœur de nos ébats !


Samedi 27 02 2027. Recherche pour les technologues, production et rentabilité pour les entreprises, bénéfice et profit pour les investisseurs sont toutes les idées-forces censées justifier l’obsolescence programmée des machines (parmi d’autres, délibérément plus ésotériques, du genre recyclage et emplois moins qualifiés pour les politiques).
Mais la pression n’est pas seulement opérée sur la technologie pure : alimentation, habillement, transport, loisir subissent des règles identiques.
On parle encore de formations au contenu suranné afin de pérenniser l’apprentissage à chaud, sous peine d’être tôt ou tard déclassés. J’ai ainsi connu des N4 rétrogradés en N2 pour cause de « manque de motivation ». Déjà, la « pension d’après-fonction » est évaluée au cas par cas, selon l’implication de chacun, que celle-ci ait été visibilisée, en plus ou en moins.

Dites-moi comment ne pas adhérer à une telle spirale d’évaluation, de justification, de péremption ?
A fortiori quand celle-là dynamise votre travail, quand elle vous est source de promotion et de salaire ?
Dilemme ni original ni neuf, n’est-ce pas ?
Convaincus par des idées, on est vite vaincus par la réalité. Tout comme j’avais pourtant juré de marquer mon deuil personnel de Cécilia pendant plusieurs années et voilà que je m’amourache d’une collègue de travail en quelques jours !
En vérité, éthique et pratique ont beau rimer ensemble, ils forment rarement un joli couple !


Dimanche 28 02 2027. Comme tout un chacun, je suis convoqué pour un check-up médical trimestriel.
C’est une mesure que les entreprises imposent, officiellement afin d’amortir l’impact des maladies professionnelles sur l’individu, officieusement afin de contrer l’absentéisme des travailleurs. La fréquence de cette vérification de l’état de santé physique et mentale est proportionnelle au niveau de pénibilité et de présence sur le lieu de travail : mensuelle pour les N2 et hebdomadaire pour les N1 (par ironie, ces derniers parlent d’ailleurs de « messe dominicale »).

La matinée se déroule en deux temps.

Individuellement les premières heures, pendant lesquelles le corps est installé confortablement dans un caisson, à peine aussi grand qu’un ascenseur. On nous a préalablement fait ingurgiter une sorte de lait liquoreux (un « shake up », raille-t-on parfois !) qui contribue à se relaxer profondément, à lâcher-prise, à s’ouvrir aux mondes virtuels où nous serons soumis, voire confrontés, à diverses circonstances qui permettent de jauger notre pouvoir de réactivité physique.
De la descente en parapente d’une montagne aux accélérations brutales de véhicules, via la fuite d’une avalanche, la canicule d’un désert ou la pression de fonds marins, rien d’extrême ne nous sera épargné, deux heures durant.
Personnellement, je n’apprécie guère le test du volume pulmonaire en apnée mais, par contre, j’ai toujours un faible pour ce délicieux moment d’apesanteur dans l’espace.
Entretemps, lorsqu’est décelé le moindre taux de faiblesse, à tel ou tel endroit anatomique, lors de telles ou telles situations, sont alors injectées automatiquement les substances rééquilibrantes qui y correspondent.

Les deux heures suivantes se passent en groupe. Nous nous retrouvons à une quinzaine d’inconnus, tous masqués, assis en rond, à débattre sur les sujets les plus divers. Nous savons que, parmi nous, se comptent deux ou trois Faceblokoeurs qui exciteront notre résistance psychologique, en individuel comme en interaction. Les échanges sont vifs, passionnés, des thématiques épineuses se lancent parfois comme des grenades. Chacun sort ses atouts comme s’il en allait de son sort et on n’a pas toujours montré le meilleur de soi-même.
Le bilan est dur et sans appel : faire montre de trop ou trop peu de sociabilité, d’esprit coopératif  ou dévoiler des difficultés relationnelles entraine de solides remises en questions. Certains sont rétrogradés de niveau, d’autres seront accompagnés un temps par un mentor et d’aucuns purgeront quelques semaines dans un centre de revalidation.
Je ne crains rien, cette fois. Ma captchacarte de priorité professionnelle accrochée à le poche de la chemise, je me suis autorisé quelques débordements dont je suis assez fier, je dois dire !
Mais, comme d’habitude, je n’ai pas réussi à repérer les Faceblokoeurs dans l’assemblée.


Lundi 01 03 2027 (Mercredi 29/02/2012. Printemps météorologique pour les uns, année bissextile pour les autres, ce petit matin grésille déjà comme l’appel des grillons.)

Hier, de retour de mon check-up (et sans doute de mon « shake up » ! ), je me sentais tout guilleret, animé d’une envie de renouveau. Sophie en a d’ailleurs vu de toutes les couleurs tandis que je faisais la roue et me déployais en arc-en-ciel.
Cela me donnait envie de changer la teinte des murs, tiens !
A vrai dire, depuis le début de l’hiver, je me contentais de décliner les valeurs du blanc antarctique et, maintenant, des tons plus chaleureux - sable du désert ou pomme du Cap par exemple - cadreraient davantage, me semblait-il, avec le renouveau qui s’annonçait. Finalement, ce fut mon ardoise qui me suggéra un vert d’eau jumelé à un ocre puissant dont il ne me restait plus qu’à régler les codes hexadécimaux sur mes spectrolasers d’ambiance.
La panne ! Mes blancs inuites paraissaient congelés et mes spectrolasers au frigo.
J’ai aussitôt contacté In-Se©t, la société de réparation.

Ce matin, tôt, les grillons troniques, grands comme mon poing, attendent déjà, postés sagement en batterie sur l’appui de fenêtre
 Ils sont quatre à battre des ailes quand je leur ouvre et, sur le champ, les voilà voletant et pointant leurs caméras sur les émetteurs déficients, s’affairant avec leurs petites pinces sur les câbles à peine plus épais qu’un fil à coudre. Cela n’a pas duré plus de cinq minutes pour résoudre le problème. Mon mur de droite s’est aussitôt entaché d’ocre et une lueur verte d’eau a baigné peu à peu les vitrines. C’est ridicule mais je les ai remerciés d’un signe de la main lorsqu’ils sont repartis en formation dans un bourdonnement d’adieu.

Mardi 02 03 2027. Je rêvassais derrière mes vitres maties par le brouillard de l’aube, le palais chatouillé par un chenicake. Disons plutôt que je nostalgiais en évoquant le début du millénaire et mes vingt ans. Jamais à l’époque je n’aurais pu imaginer comment serait ma quarantaine, moins encore comment le monde allait évoluer. L’informatique avait certes déjà son Histoire, les computers personnels étaient encore dans l’adolescence, le Net sortait à peine de la petite enfance et les réseaux sociaux n’étaient pas d’actualité. Pour ma part, mes études portaient davantage sur des matières linguistiques qu’informatiques. C’est en travaillant sur des applications de traduction automatique que mes collaborateurs m’ont fait prendre goût à la machine. Quant à mon intérêt pour le temporel, il avait surgi bien auparavant : selon moi, depuis quelques décennies, la technologie opérait une accélération brutale et l’Histoire subissait une vitesse exponentielle que l’humain ne maitriserait bientôt plus. Mais peut-être était-ce tout bonnement ma proche cinquantaine qui me travaillait.
« Arrête de soliloquer, veux-tu ? » m’interpella Cécilia, dans le plus simple appareil et la bouche fourrée de chenicakes, « Et que penses-tu de mes petits gâteaux ? ». J’aimais assez le goût de miel enrobant les chenilles mais celui de la cire était un peu trop prononcé. Néanmoins, je ne le lui pas dit : elle avait passé une bonne partie de la soirée d’hier à les préparer, totalement à la main et avec amour. Et puis, Sophie n’était pas Cécilia. « Le passé te vieillit, mon Topo’, tu commences à te parler à toi-même ! », ajouta-t-elle, sur un ton de gentillesse riante. « Ils sont délicieux ! » confirmai-je. Au moins, je ne lui mentais pas : je l’écrasais contre moi en lui pelotant les seins nus.

Mercredi 03 03 2027. Son hologramme a surgi de mon ardoise comme une fumée dont les contours effilochés et la masse intérieure avaient bien du mal à se stabiliser. L’homme (c’était assurément un homme) était tout de noir vêtu, avec un visage d’une pâleur qui estompait les traits de son visage. N’empêche que je le reconnaissais sans jamais l’avoir vu : son air étrange et sa présence incongrue dans ma cuisine en disait long. Timothy Fastoche venait de m’apparaitre sans y avoir une fois de plus été invité.
Bouche bée, j’attendais qu’il me fasse un signe, m’adresse une parole ou autre chose, mais le spectre dansait, en lévitation à vingt centimètres du sol ; rien de cohérent dans ses mains qui balançaient, sa tête qui hochait, ses jambes qui tremblaient.

Cela a duré une minute, peut-être deux. Puis, plus rien. Parti en… fumée : un fantôme ! Comme celui de mon ex-femme, qui m’envahit chaque jour un peu plus depuis ma cohabitation avec Sophie. Cecilia, qui n’a cesse de m’interpeler d’outretombe : pourquoi, me culpabilise-t-elle, pourquoi cette… femme occupe-t-elle tant de place dans ton cœur, dans ton lit, dans ton journal intime ? En vérité, j’aurais pu répondre a bien d’autres questions à ce propos mais pas à ce « pourquoi » !.



Jeudi 04 03 2027. J’avais réglé le matelas sur 5 heure 30 mais, quand il s’est redressé en douceur pour m’éveiller, je me suis rendu compte que je n’avais pas dormi, ou à peine.
Timothy Fastoche m’était devenu une fameuse obsession. « Peut-être est-ce son but ! » avait d’ailleurs marmonné Sophie en conclusion, bercée par le balancement du lit. Il était minuit à peine. La couche tanguait sans m’apaiser.
Les heures qui suivirent, j’ai tourné et remâché mes questions en rêvant au sommeil. Qui est ce Timothy ? Pourquoi veut-il de toute évidence me rencontrer ? Pourquoi a-t-il usurpé l’identité d’un mort ? Pourquoi son hologramme est-il aussi instable ?
Je visionnai un nombre invraisemblable de fois son apparition, stockée dans la mémoire de mon ardoise. Aucun détail ne me donnait d’indice. La faiblesse de son image et l’absence de son pouvait s’expliquer d’une dizaine de façons.  
J’inversai mes interrogations : qu’ai-je donc de si particulier pour qu’une personne endosse le costume de quelqu’un d’autre pour chercher à me joindre ? Finalement, en ordre croissant ou décroissant, aucune ébauche de réponse ne se profilait.
Sauf une coïncidence de plus : sa première incursion datait du 15 janvier de cette année. Rappelez-vous, c’était aussi le jour de notre premier contact, vous et moi !

« Décidément, ce Timothy semble cultiver les simultanéités ! », me tourmentais-je en me faufilant dans le cabinet de douche. Celui-ci me reconnut dès que j’y eus posé le pied. Mes paramètres quotidiens s’affichèrent mais aujourd’hui, j’avais besoin d’un bon bain de vapeur pour nettoyer mes neurones. Je m’installai en position fœtale sur le coussin d’air et m’abandonnai aux geysers domestiques.  

samedi 25 février 2012

semaine 6

Vendredi 19 02 2027. J’ai vérifié son profil de fond en comble : cela m’avait échappé à première vue (et je n’avais apparemment pas été le seul) mais, en y regardant de très près, Timothy Fastoche est en effet décédé en 21, le 18 mars à 17h06 exactement. Officiellement, il aurait succombé suite à « une longue et pénible maladie », selon la formule toujours consacrée.

Le 15 janvier, le gars me proposait pourtant son amitié. Je ne le connaissais pas, comme la plupart des autres, et je marquai un certain temps à répondre, sous l’impulsion d’une rébellion un peu puérile, je le reconnais. Ce sera d’ailleurs un Faceblokoeur qui me remettra à l’ordre, petite décharge à l’appui sur mon ardoise ; en effet, au-delà de 10 amis communs (nous en avions 11), il n’est plus permis d’écarter une invitation.
Bizarre tout de même que le gardien des réseaux n’ait pas été au fait de son décès !

Le 7 février, alors que je suis de sortie, c’est Marylin – mon escort girl du moment - qui m’avertit du passage de son hologramme, dans ma cuisine ! « Cet homme est étrange, bizarre ! », me dira-t-elle, sans que je puisse tirer un seul mot de plus de cette bavarde invétérée. La ligne du temps de Timothy ne m’avait à l’époque pas appris grand-chose : neuro-linguiste né en 1982, en couple avec Patty Rivière.

Et trois jours plus tard, le mort me répondait un « oui » laconique à ma question de savoir s’il avait voulu me rencontrer. 

Quelque chose ne cadrait pas non plus avec mes investigations du jour : Patty Rivière n’existait plus que dans les archives, disparue il y a deux ans à l’âge canonique de…  96 ans !
« Vous avez toute la fin de semaine pour plancher sur le sujet, Monsieur Topo’ ! », m’avait averti le Gog+ en me montrant son grand dos blanc. Je savais qu’il serait tenace. Mais je savais également que tant qu’il s’entêterait à propos de Timothy, j’y gagnerais en répit avec mon application temporelle !


Samedi 20 02 2027. Les fins de semaine ne sont plus que des jalons indicateurs sur les calendriers.
Voilà bien longtemps que dimanches ou samedis ne se distinguent plus des autres jours de la semaine. Certes, le commerce en ligne avait assurément montré la voie. Quant à l’argument « 7 sur 7, 24 sur 24 », il n’avait eu cesse de gagner du terrain sous prétexte de relance économique, même si les syndicats de travailleurs y avaient toujours mis la pédale douce, arguant de droits acquis à grand peine au cours du siècle précédent.
Paris ultimes des pouvoirs économiques et financiers, primo, les heures supplémentaires qui étaient censées augmenter le pouvoir d’achat, et, deuzio, la large disponibilité des horaires d’ouverture qui favorisaient la souplesse des horaires contractuels…  Jusqu’aux écoles et universités qui suivirent bientôt le pas !
Effets collatéraux inéluctables : à défaut de solide argumentaire, la souplesse obligatoire muta en fragilité, la fragilité mua en désastre et, résultat des courses, le précariat avait fait tache d’huile en moins de deux, deux comme la société le devenait : duale, dont la fracture béante engloutissait toute une classe moyenne pourtant températrice.
L’analyse vous semble peut-être obscure ; rappelez-vous donc que je ne suis ni financier, ni économiste, ni politicien, ni même historien, sauf lorsque je parle de ma (petite) ligne de vie.
J’en étais d’ailleurs à ruminer d’autres circonstances lorsque Lorrie s’est emparée de mon énigme avec délectation. Depuis qu’elle est gosse, ma nièce a toujours été férue en défis de logique et je dois admettre que c’est moi qui lui en avais inoculé le plaisir car, à la demande de mon frère et au grand dam de sa mère, je lui étais devenu un père secondaire. Ce que me reprochait Janice était de ne pas avoir été assez clair lors de notre petite année de vie commune en 2004-2005, avant pour moi croiser Cécilia, ma future femme. De fait, Lorrie aurait pu être notre fille si je l’avais voulu. L’Histoire de l’humanité est également encombrée de petites histoires personnelles : les regrets et les rancœurs n’en sont que les aléas.  


Dimanche 21 02 2027. « En couple avec ??? », ne cesse de m’interpeler le rectangle clignotant sur mon ardoise.
J’avais oublié que nous étions en week-end ! Satané Faceblokoeur, va ! J’ai quasi envie de le narguer avec le nom de ma nièce… Mais que n’ai-je déjà assez de fil comme ça à retordre pour le moment avec les gaillards blancs de Gog+ ! Et puis, allez donc provoquer une machine !? Tout le monde sait pertinemment bien que les Faceblokoeurs n’existent que dans nos imaginaires…
Lorrie a finalement passé la nuit en recherches fébriles. Plusieurs fois, je me suis relevé pour la dissuader de la faire blanche mais le geste de me taire, esquissé d’une main vague par ardoises interposées, me renvoyait aussitôt au lit.
Deux détails la turlupinaient : d’abord, la date du décès de Patty Rivière (la comparse de Timothy) qui concordait à la seconde près avec celle… de Cécilia, sa tante, ma femme ! Le 3 février 2025, 2 heures 39 du matin, comme si cette coïncidence nous avait tous rapprochés. Ensuite, comme moi, elle trouvait étrange que la date de naissance de cette nonagénaire (en 1929) ne concordât nullement avec celle de son mari ; or, supputait-elle, si on inverse les deux derniers chiffres de celle de Timothy (82 devenant 28) ou encore de cette Patty (29 devenant 92), on peut alors les apparenter.
Cela me semblait bien alambiqué !
Que non, assurait-elle, ça sent à plein nez des identités qu’on a trafiquées ! Pour que les machines n’arrivent pas à déceler le bidouillage, il faut toujours qu’il y ait un pourcentage certain de vérité. A mon avis, nos deux loustics ne sont pas ceux de leur pedigree !
« Quel est alors ton scénario ? », m’intéressais-je alors, subjugué par la pertinence de celle qui, finalement, aurait bien pu être ma fille.


Lundi 22 02 2027. Cela fait un bail que je n’ai plus pris un copieux petit-déjeuner en aussi gourmande compagnie.
Lorrie nous a enfilé trois myoburgers et autant de bistèques au krill, arrosé de chotkawas. J’en avais fait quasi de même de l’autre côté de l’ardoise. Pourtant, Faceblok sait que la viande artificielle n’est pas ma chotkathé !

L’alimentation a elle aussi souffert de charabia. L’extinction des baleines et la poudre de cacaotiers transgéniques avaient entre autre provoqué de nouvelles habitudes radicales dans la gastronomie. Des cultures d’essaims de krills forment aujourd’hui des bancs de milliers d’hectares tout au long des eaux froides des océans et produisent plus d’un milliard de tonnes. Le cacaoyer, quant à lui, avait décuplé de taille sous la canopée de régions basses, touffues, chaudes et humides.
On était déjà accoutumé aux criquets confits, aux œufs de termites en gelée, aux vers à bières, mais pas encore à ce que des tonnes de krills se déclinent de tant et tant de façons (natures, séchées, en purée, en poudre,…) ni à ce que le chocolat devienne aussi envahissant que le sucre ou le spéculoos en d’autres temps.
Les inconditionnels de la viande n’ont pas été épargnés : bœufs, moutons, porcs, poulets, etc. ont quitté les prés, soues et basses-cours pour les laboratoires, et les éleveurs sont devenus hautement qualifiés en culture de cellules souches musculaires. Par ailleurs, la plupart des fermes ont été réaffectées en gites ruraux,
et les prairies romantiques d’antan en zones écologiques sous surveillance.

Rassasiée, son hologramme pâteux entre les bras d’un fauteuil de mon salon, Lorrie me dévoilait à présent le scénario qu’elle avait concocté durant la nuit au départ de ses maigres indices. A vrai dire, au fur et à mesure de son développement, je dois admettre qu’il tenait sacrément la route ! La théorie de l’accident conjugué était plus que vraisemblable ; j’étais par contre moins convaincu par son histoire absurde de filiation. Mais je n’en dirai pas davantage avant vérifications !


Mardi 23 02 2027. TimeWaether a décroché hier un contrat tellement colossal qu’il a fait sortir un gestionnaire N6 de sa tanière.
Nous ne sommes qu’une petite dizaine à avoir été élus dans son bureau virtuel de Rio et j’y reconnaissais seulement Sophie Montana, juste à ma droite. Ca sentait la promotion ! Mais, pour ma part, seul m’épatait encore de pouvoir ainsi propulser mon hologramme à l’autre bout du monde en quelques nanosecondes : mon âge n’a pas éliminé en moi l’enfant candide sur les genoux d’un quelconque papa Topo’.
L’homme, décontracté dans son fauteuil aquatique, ressemblait à un explorateur du siècle dernier au retour d’une chasse au ligre : ne lui manquait plus qu’un casque blanc et un fusil en trombone. Son discours fut interminable, il y avait des enjeux !
Les traductions simultanées me saoulaient comme un assaut de mouettes. Peut-être même me suis-je endormi quelque peu car Sophie m’a subitement agressé : « Si tu veux qu’on travaille ensemble, Monsieur Topo’, sois un peu plus attentionné, please !’ ». J’ai sauté sur pied comme l’autre jour hors de son lit.
Bref, j’ai pris mon mal en patience, ne m’intéressaient finalement que les considérations pratiques.
Elles n’ont jamais atteint la batterie de tablettes du chasseur de bénéfices. En fait, en résumé, ce serait à l’équipe de les déterminer. Ce que j’en ai retenu, c’est que nous avions « à procéder à une accentuation significative de l’obsolescence programmée des ardoises digitales », sans que cela soit significatif pour l’utilisateur, bien vu, bien entendu. J’ai pressenti également que Sophie et moi serions en recherche conjuguée : elle de par sa spécialité mathématique en torsion des matériaux, moi du fait de mes compétences en temporalité.
Je pouvais oublier Timothy pendant un mois, pour le moins. TimeWeather m’offrait une carte temporaire de priorité professionnelle qu’aucun Gog+ ne pourrait outrepasser. Et, une fois upgradé N4, j’aurais le droit de reprendre mes recherches personnelles sur mon application TempoTopo’, cautionnées de surcroit par mes N+ !


Mercredi 24 02 2027. Je les attendais depuis lundi, sans autre élément à leur présenter que le scénario suggéré par Lorrie.
C’était bien maigre, en effet, et peu convaincant. Je l’ai bien vu dans le regard vaseux du Gog+ qui tournait et retournait ma carte de priorité professionnelle toute fraiche entre ses doigts aux gants blancs, comme s’il y cherchait une quelconque preuve de falsification. « Votre histoire est plutôt alambiquée et, si je peux me permettre, bien peu convaincante ! », concluait-il en scannant la carte sur l’ardoise-poche de sa veste. Il semblait déçu de ne pas pouvoir m‘asticoter davantage mais j’ai clairement compris que ma captcha-card ne me serait qu’un sursis. Aussitôt mon mandat terminé à TimeWeather, la question de Timothy Fastoche ressurgirait de son casque comme un lapin d’un chapeau.
Avant de disparaître, il a encore coulé un œil sur Sophie Montana qui était en train de lancer des myriades de calculs simultanés sur sa tablette quantique. « Vous collaborez donc en live ? », marmonna-t-il, lourd et complice, en jaugeant les atours de ma collègue. Les Gog+ auraient-ils donc aussi un brin de sexualité ?


Jeudi 25 02 2027. Côté architectural, il n’y a plus eu de projets pharaoniques depuis la Burj Khalifa de Dubaï qui pointait son nez à 828 mètres.
Bruxelles, elle, qui n’est plus capitale d’aucun pays, ne peut qu’éviter le massacre urbanistique des sixties, excepté au quartier Nord où les tours administratives de la Vlaanderen s’hérissent comme des pieux protecteurs de leur territoire.
La nouvelle tendance est entre autre de transformer les toits pentus des vieilles maisons en penthouses de 50 mètres carrés d’habitation, loués aux solitaires (aux « asociaux », diraient d’aucuns !). De fait, les jardins suspendus ont la cote et c’est d’ailleurs ce que j’envisage d’occuper quand je passerai au N4 car ce n’est pas dans mon projet de vie de me stabiliser en couple et de fonder famille, n’en déplaise aux Faceblokoeurs.
A ce propos, aussi louve que je suis loup, Sophie Montana et moi avons choisi d’être en couple jusqu’à la fin de nos travaux. Et puis, finalement, un peu de libido for real ne peut qu’assainir nos sens comme nos corps !

(à suivre sur Semaine 7)

mercredi 22 février 2012

semaine 5

Vendredi 12 02 2027. Après avoir planché jusqu’à 14 heures sur ma commande du moment (une application sur la gestion privée de budget), j’ai eu besoin d’un grand bol d’air. Faire des folies dans un LiveShop me semblait une belle occasion. J’’ai roulé mon ardoise dans la poche intérieure de mon manteau, noué mon écharpe, enfilé des gants et calé mon chapeau. L’air est piquant, je respire par la bouche et ça m’essouffle, quoique je n’aie qu’une dizaine de minutes de marche jusqu’au magasin. Cela change des emplettes en ligne, n’est-ce pas ?
Dans la boutique, scanner au poing, j’avoue que j’ai acheté plus que de raison, deux grands sacs d’une dizaine de kilos chacun, mais quel bien fou de se laisser aller de temps en temps à l’inutile, au luxe, à l’exagération !
Les musettes en balancier, j’ai hésité un instant à emprunter une Capto-Sat, garée dans le parc en face. Disons que je dois perdre une quinzaine de kilos, aussi suis-je revenu à pied, le souffle court mais la mine satisfaite.
Il me faut à présent choisir mon escort-girl du week-end !


Samedi 13 02 2027. Le nombre de célibataires a franchi hier la barre des 60% !
Comme au Japon voici quelques années, la vie commune devient éphémère, les époux se séparent, l’éducation d’un enfant n’a plus la cote. Certains s’appuient sur de vastes enquêtes dans les réseaux sociaux pour confirmer que les trois-quarts des moins de 25 ans préfèreraient être privé de sexualité plutôt que de leur ardoise digitale ; d’autres constatent que les unions virtuelles sont plus que jamais florissantes ; d’autres études encore tentent d’expliquer comment le désir féminin de maternité s’est considérablement réduit en seulement 20 ans, et d’autres, enfin, préconisent pour l’Europe de nouvelles immigrations pour endiguer le vieillissement de la population. Bref, l’individualisme européen est aujourd’hui moins une question de mentalité que de réalité.
Quant à moi, Cecilia me manque. Notre couple avait tenu plus ou moins seize ans, même si nous n’avons pu avoir d’enfant. Il avait pris un coup dans l’aile lorsque je suis entré à TimeWeather, où faire mes preuves nécessitait une lourde participation personnelle. Avec le recul, je pense que son aventure avec mon frère n’était qu’un signal d’alarme et je suis persuadé que nous aurions surmonté nos difficultés tôt ou tard si n’avait été ce cruel accident voici deux ans. Je me suis posé la question des milliers de fois : pourquoi le véhicule de mon frère n’était-il pas encore équipé de radars à laser qui détectent les obstacles dans le trafic ni de conduite automatique par ordinateur ?


Samedi 13 02 2027 (2). Bien peu malins furent les pouvoirs politiques de vouloir imposer les puces sous-cutanées en vertu des protections de l’individu, par exemple médicale pour les 3 et 4x20 ans ou les accidentés, par exemple sécuritaire pour enfants disparus ou personnes agressées, etc.
Bien peu subtiles, en effet, car l’argumentation se fragilisait d’elle-même et, aussitôt, s’était dressé l’étendard constitutionnel des libertés individuelles, voire les boucliers ministériels contre un éventuel surcoût de l’opération.

Bien plus finaudes furent les banques de proposer que les cartes de crédit thésaurisent petit à petit d’autres informations sur leurs puces, comme les données d’identité, de sécurité sociale et davantage au choix du client, ce qui réduisait de plus le coût à (presque) 0, voire moins puisque les cartes se fusionnaient. Des individus proposaient même d’y inclure leur curriculum vitae professionnel, d’autres divers codes de sécurité. Bien plus manipulatrices, en effet, car aucun tollé notoire, nul drapeau levé, à part le foulard de quelques agitateurs « politicards » et les mouchoirs en papier d’une minorité intellectuelle trop fragmentée.
Les banques mondiales marquaient une fois de plus leur suprématie. D’aucuns le savaient pourtant pertinemment bien que les gouvernements n’étaient plus que des fantoches à la solde des pouvoirs économico-bancaires ! Rappelez-vous comme les financiers avaient mis à genoux et à sang des pays dits du « sud » depuis des décennies, et n’était-ce pas en votre année 2012 que la Grèce fut un laboratoire européen pour tester la résistance d’un peuple sous un plan d’austérité ?

En définitive, notre ultime liberté du jour, c’est de laisser notre carte de crédit à la maison, à vos risques et périls, bien vu, bien entendu !



Dimanche 14 02 2027. C’est le jour des Valentines, des Valentins, fête désuète pour un temps où le concept du couple est tellement mis à mal.
Peu nous importait l’aspect commercial de l’évènement ou sanctifié de la fête, c’est une occasion que Cecilia et moi avions toujours consacrée à notre amour, par une promenade romantique dans l’inconnu ou une soirée en tête à tête au restaurant. Nul cadeau besoin autre que notre présence, aucune nuit pareille et, pour moi, présentement, personne d’autre qu’elle. J’ai heureusement pu m’en épancher auprès de Manuela Garcia-Sanchez, ma belle amie de fin de semaine chez qui mon hologramme s’est rendu. C’est une femme très empathique, peut-être même quelqu’une de qui j’aurais pu être énamouré, dans une autre vie et si elle n’avait habité à près de dix mille kilomètres, en Amérique du Sud.


Lundi 15 02 2027. Un mois.
Voilà un mois où, jour après jour, je vous décris ma réalité et - qui sait ? -  la vôtre dans une quinzaine d’années.
Aujourd’hui est un bon jour pour un petit résumé.

Je m’appelle donc Bernard Topo’. Je viens de Bruxelles-2027, via une application que j’ai développée pour communiquer avec un passé où se pressentait déjà l’omnipotence de la technologie (l’ardoise digitale est comme le prolongement de la main) et des réseaux sociaux (les Faceblokoeurs veillent sur nos rapports humains et les Gog+ surveillent nos agissements). L’évolution ne s’y décline pas en révolution : les pouvoirs financiers nous phagocytent, la politique brille par son absence, les technocrates exécutent et seule l’existence personnelle pimente encore d’un brin d’humanité ce futur qui vous est proche. Si proche que vous pouvez vous y retrouver et à la fois si lointain qu’on peut envisager ce constat comme l’un des multiples avatars de l’Histoire.



Mardi 16 / Mercredi 17 02 2027. Pour mon 1601ième ami - en l’occurrence une amie, quoique inconnue, bien entendu ! -,  j’ai bénéficié de deux jours de vacance dans tous les sens du terme, c’est-à-dire que j’ai utilisé mon ardoise le moins possible, sauf pour le quotidien domotique et l’agrément.
Hier, toute la matinée, j’ai laissé les aspirateurs plinthaux et les nettoyeurs de sols diffuser leur vibration apaisante couplée à un léger parfum de vanille, un mélange que m’avait offert ma nièce pour mon anniversaire. Les pieds aux étriers et le dos massé par un fauteuil sensoriel, choisir un fond de murs devient divin. J’ai entamé une ballade en pirogue dans l’Amazone, puis un survol en hélicoptère sur le Kalahari.
Aujourd’hui, j’ai emprunté une Capso-Sat pour faire un grand tour en live. C’est une sensation extraordinaire de se laisser conduire, bras croisés, la nuque sur l’appuie-tête, à rêvasser sur les paysages qui défilent. Cinq cents kilomètres de pur extase !



Jeudi 18 02 2027. « Pouvons-nous parler un moment, Monsieur Topo ? », proposa le Gog+, les yeux baissés et les mains jointes, « Je ne tiens pas à vous déranger… ».
Tout de blanc vêtus comme d’habitude, le sommet du crâne flirtant avec le plafond pour la plupart, ces bonshommes étaient toujours d’une politesse mielleuse, mais combien souvent annonciatrice de problèmes, et, pour peu qu’on leur répondit en miroir, j’avais appris qu’ils adopteraient un ton consensuel jusqu’à la fin de l’entretien.
Aussi, je ne lui a pas fait la remarque qu’il était déjà entré d’un grand pas dans mon appartement et, d’une voix suave, lui ai susurré ce qu’il voulait entendre : « Nous avons un souci, je pense… ». Il a incliné la tête, les dents lui dessinant un sourire carnassier : « De fait, Monsieur Topo ! Disons que nous constatons quelque dysfonctionnement lorsque nos testeurs se connectent à votre ardoise… ». J’ai aussitôt abondé en son sens : « Je sais. Je suis au courant. C’est que son O.P. (Obsolescence Programmée) arrive bientôt à échéance ! ». Ses yeux se sont vidés un instant. J’étais peut-être un peu trop à l’aise pour être honnête.
« Pas du tout, Monsieur Topo… », avait-il repris, puis, après un silence : « Vous êtes concepteur d’applications, n’est-il pas vrai ? ». J’ai opiné du menton. Je me sentais cuit à point car mes oreilles étaient saignantes. « C’est exact, c’est ma profession ! » répétai-je benoîtement, à défaut de répondre à une vraie question ouverte.
Lui sembla rasséréné par mon attitude, de fait plus humble : « Alors, vous pourrez me comprendre, Monsieur Topo… D’ailleurs, je serai simple puisque je ne suis pas un technicien aussi féru que vous. Voilà : l’un de vos amis semble imposer l’une de ses propres applications sur votre ardoise. Et, comme il n’a apparemment pas le privilège d’administrer votre espace personnel, le voilà contraint à opérer de la sorte : nettoyer et écraser quelques-unes des vôtres... C’est cela que nous suivons de près depuis quelques jours ! ». Je soufflai, tout intérieurement bien sûr : il ne s’agissait pas (encore) de ma TempoTopo’ !
Mais il n’avait pas l’air d’en avoir fini : « Hum. Je n’en ai pas fini, Monsieur Topo’, malheureusement… Il se fait que cet « ami » est décédé depuis bientôt six ans ! ».


(à suivre sur Semaine 6)

semaine 4

Vendredi 05 02 2027. L’interdiction d’accès aux réseaux pour les moins de 13 ans est tombée en juillet 2019, suite à la généralisation des ardoises digitales (tactiles) dans la plupart des écoles primaires et secondaires. Au début essentiellement réservées à l’information, les échanges et l’autoformation, des petits futés ont rapidement contourné les filtrages de connection et, de tablettes en tablettes, est apparu bien vite un nouvel espace de jeux et de partages, ciblés par des sociétés pour la plupart bien peu scrupuleuses d’éthique.
Ce sont ces sociétés qui ont notamment fait évoluer la téléprojection d’hologrammes, en somme des ectoplasmes représentant des objets et des personnes. « Spectres et Fantômes » est par ailleurs un jeu de rôle devenu si populaire que des journées « sans ardoises » ont dû être décrétées pour pouvoir étoffer le parc des serveurs qui les fournissaient. Bizarrement, les Faceblokoeurs, en général plus sensibles aux aspects moraux, surtout concernant la jeunesse, n’ont pas ou peu réagi à ces débordements ; mais on devine que la société de jeux virtuels ZynZyn n’était qu’une émanation de Faceblok, et ce, depuis bien longtemps.
… Où voulais-je donc en arriver en vous parlant de ça ?...
Excusez-moi ! Je ne sais plus.



Samedi 06 02 2027. J’ai retrouvé ce dont je voulais vous parler hier, ou plus exactement de qui, de ma nièce Lorrie en l’occurrence.

Il y a trois semaines - je vous en avais touché un mot -  sa décision de sortir en rue sans ardoise digitale émanait évidemment d’un pari idiot. Pari perdu d’avance, puisqu’un Gog+ l’avait surprise et sanctionnée sur le champ ! Adolescent, j’étais de même, tête brûlée ou kamikaze, j’affrontais ce genre de débilité avec assurance. Mais j’étais d’une autre époque, d’une fin de millénaire où le concept de « liberté » pouvait encore être négocié. Résultat pour elle : deux semaines de suspension à « Sceptres et Fantômes ». Son addiction n’avait fait qu’un tour ! Je l’entends encore me bassiner de ses litanies sur l’injustice et consorts.
A présent que sa fièvre s’est apaisée, elle n’encombre plus autant mon mur de son image. « C’est une très jolie jeune femme… », m’a assuré Marylin ce matin en observant l’avatar de Lorrie. La statuette animée représente une robuste et plantureuse guerrière à laquelle – paraît-il - peu de soldats-fantômes osent encore se frotter. Je n’ai pas contredit Marylin mais Lorrie est d’un tout autre acabit.



Dimanche 07 02 2027. Marylin Singer était tellement bavarde (et ce n’était que son hologramme) que j’ai sacrément eu besoin de prendre l’air.
Même la musique d’ambiance diffusée en permanence dans les rues me faisait un bien fou. Pour peu, je me serais bien offert une messe du matin, mais ni les églises, ni les dimanches n’avaient encore de valeur religieuse. Cela n’empêcherait pas Marylin, j’en étais sûr, d’inachever son laïus. « Vous connaissez Timothy Fastoche, n’est-ce pas ? Il y a longtemps qu’il est votre ami ? », m’apostropha-t-elle dès mon retour. Cela faisait un peu moins d’un mois que les Faceblokoeurs me l’avaient imposé, mais, depuis, je n’avais pas été en contact avec lui. « C’est que… », avait-elle poursuivi sur un ton qui me mettait mal à l’aise, « Il vous attend… Il est dans la cuisine ! ».
En chair ou en halo, quel endroit incongru pour attendre son hôte ! Je jetai un œil par la trouée des passe-plats : son ectoplasme avait disparu. « Ce type est étrange, très bizarre ! », me confia Marilyn, mon accompagnatrice du week-end. De fait, je ne sais ce qu’il avait voulu fristouiller, mais ne restaient que les reliefs d’un burger auquel il n’avait même pas touché.
Déjà que le dimanche n’avait plus de catéchisme, la civilité du week-end avait fini elle aussi par s’estomper.



Lundi 8 02 2027. Ce Timothy Fastoche qui s’incruste dans ma cuisine sans y être invité et s’évanouit avant mon retour me turlupine depuis hier, bien entendu.
Selon Maryline, c’était un ectoplasme ni petit ni grand, à la physionomie passe-partout et vêtu chaudement de pied en cap. Elle ne se rappelait d’aucun autre signe particulier, hormis peut-être la voix profonde qui semblait émaner d’ailleurs mais ce souci est parfois dû à un mauvais réglage audio des ardoises digitales. Néanmoins, comment une image hologrammique aurait-elle pu se mitonner un tom-burger ? Les holos n’ont pas ou fort peu d’impact matériel sur les objets, que je sache, et la téléportation est encore bien loin de notre actualité ! A ce stade de la réflexion, m’était avis qu’il ne pouvait s’agir que d’un être de chair, un Gog+ peut-être, un farceur sans doute, un personnage trouble certainement.

« … N’en oubliez pas pour autant le burger que vous vous êtes préparé tout à l’heure ! », me rappela Marylin d’un ton si complice que je restai un instant suspendu.
Il y avait subitement un accroc dans mon histoire personnelle ! Franchement, je ne me souvenais pas de ce moment précis. De fait, ce détail n’entrait pas dans ma chronologie, ni dans ma tête, ni dans l’agenda de mon ardoise digitale sur laquelle j’avais pourtant la manie idiote de consigner vocalement mes faits et gestes. 

Après le départ de Marylin Singer, j’ai engouffré un second tom-burger (y a-t-il moyen de les manger autrement ?) en épluchant le journal perso’ de Timothy Fastoche. Son profil est on ne peut plus quelconque : neuro-linguiste N3 ayant fait ses études à Liège, la quarantaine bien assise, en couple avec une certaine Patty Rivière, bla blabla, bref, rien de bien transcendant. Quant à son mur, il est rarement et chichement tapissé, à peine davantage qu’un « gazouillis » d’antan. 
Mardi 09 02 2027. Hier soir, j’avais rendez-vous à « La Sauterelle », un restobar au long du canal. Le quartier de la Senne est devenu huppé en moins d’une décennie, principalement renommé pour ses cuistots très innovateurs et ses péniches-shops à quai où l’inutile côtoie la fantaisie. Y inviter quelqu’un était le nec plus ultra de l’approche sentimentale mais arrimait en cale sèche la carte de crédit. Néanmoins, à une époque où les rencontres sont principalement virtuelles et hologrammiques, ce luxe n’a pas de prix. TimeWeather, la société à laquelle je collabore, y a très bien compris son intérêt : c’est pourquoi, à ses frais, elle nous concocte chaque mois une réunion d’équipe en « open body » afin de cimenter notre esprit d’entreprise. Un team nécessite floraison des rapports humains, et plus si affinités, c’est évident !
Pour nous, ces moments sont des privilèges ; nous y évitons soigneusement toute allusion professionnelle et combien de couples ne se sont-ils pas formés à cette occasion ! Que du bénéfice pour la firme car il appert qu’un couple est souvent moins sourcilleux quand il s’agit d’outrepasser l’horaire.       
Quant à moi, je n’ai pas manqué de remarquer combien Sophie Montana me faisait du gringue en commandant les mêmes assiettes que moi. C’est une belle femme d’une trentaine d’années, alerte, à l’intelligence saupoudrée d’humour et à qui la rumeur attribue un tempérament de lionne. Aussi, quand nous avons achevé nos sauterelles grillées et nos krillsburgers, arrosés de deux bons litres de « vers à bière », j’avoue que j’avais déjà perdu notion du temps et de l’espace.

Sophie ne traînait pas en affaires. Elle m’a mis hors de chez elle à quatre heures pile, où j’ai eu grand temps de me requinquer sous la neige. Les pieds blancs, le nez rouge et les oreilles bleues, je ressemblais à un vieux clown en arrivant à demeure. Faut dire que j’avais longuement tergiversé sur mon chemin ! C’est en pareil équipage que j’envoyai un message bref et direct à Timothy Fastoche : « Vous vouliez me rencontrer ? ». Pas un mot de plus, j’en étais incapable.
A vrai dire, à quoi m’attendais-je ? A une science-fictionnade pour justifier la simultanéité de son passage et de mon défaut de mémoire ? Oui, je dois l’admettre, aussi invraisemblable était-ce, cela m’aurait paradoxalement rassuré. Mais je devrai me contenter, je pense, d’explications nettement plus triviales. Si, toutefois, il me répond !


Mercredi 10 02 2027. 12 h 27. Message laconique de Timothée Fastoche : « Oui », sans plus.
Un « oui » manuscrit en plein écran, même pas une instant-vidéo pour montrer patte blanche. Question : Vous vouliez me rencontrer ? Réponse : Oui ! Qu’en déduire, en vérité ? Dans ma formule, j’avais intentionnellement utilisé le passé, dans l’attente d’une explication et peut-être d’un prochain rendez-vous. Ce « oui » ressemblait davantage à une justification : « Oui, je voulais vous rencontrer ! » ; mais n’envisageait rien d’autre pour le futur qu’une expectative.
Que lui retourner à présent ? Le questionner encore en espérant que son vocabulaire soit plus étendu que les seuls « oui » et « non » ?
Mieux valait sans doute prendre les devants, ne pas lui laisser d’alternative et le moins possible d’échappatoires. Je lui ai donc fixé trois moments de rencontre que nous ferions par hologrammes interposés. « Lequel choisissez-vous ? » terminais-je sur un ton plus qu’impératif.



Jeudi 11 02 2027. L’Europe est devenue un territoire en déclin, entre autre :
désoclée de ses certitudes culturelles, usée par ses prétentions colonialistes, vidée de ses rêves outre-atlantiques, épuisée par ses solidarités institutionnelles, étouffée par l’immigration de ceux qui ont cru se rendre vers un monde meilleur. Le travail perd mois après mois de sa valeur ajoutée, trop nombreux, trop coûteux, trop peu qualifiés, trop peu efficaces. Résultats : une personne sur deux n’a plus de statut, une sur trois se débat dans l’incertitude, une sur quatre est au plus bas de l’échelle. Aujourd’hui, on s’accroche à sa chaise pour ne pas avoir le cul sur le sol, et peu importe si ce sont des chaises musicales car les politiques y jouent aussi en amateurs, tandis que les investisseurs en sont les maîtres de musique.

L’Amérique du Nord poursuit sa décadence, le Japon se dépeuple, l’Amérique du Sud et l’Australie se font concurrence sur les ultimes marchés de viande.
Depuis la fin du millénaire, on ne parle plus ni du bloc de l’Est ni des terres brûlées de Russie. Mais on reparle de « péril jaune», économique cette fois, alors que la Chine, même dans sa période de magnificence antique, s’est muraillée dans son propre territoire ; on parle aussi du « péril noir », d’une Afrique émergeant en divers domaines technologiques où on ne l’attendait pas. L’Islamisme radical, quant à lui, a révisé ses intérêts depuis quelques années, au profit d’un Islam fort en matières premières et surtout riche en Histoire, un Islam profond, diversifié, chaleureux, un Islam séducteur pour qui l’accueil est un fondement.
Voilà donc la carte géo-économique de la Terre d’aujourd’hui, seulement quinze années après la vôtre, ce qui avait été la mienne quand je n’avais encore que 32 ans. Déjà, en 2010, nombre d’entre-nous n’ergotaient plus guère à propos des politiciens, mais bien des plus nantis !


(à suivre sur Semaine 5)

semaine 3

Vendredi 29 01 2027. Aurais-je dû ou non me précipiter ?  La question n’était déjà plus d’actualité et, de toute façon, je n’ai aucun pouvoir sur le passé ! C’était hier soir l’essentiel de mes réflexions, à partir du moment où  Ingrid est arrivée chez moi, non, non, pas un hologramme qui s’installerait gentiment dans le salon, non, une entrée réelle, je veux dire physique !
Quel était le problème ? me direz-vous. « Quels étaient les problèmes !? » auriez-vous pu dire.
D’abord, j’ai presque la cinquantaine, vous le savez, et la donzelle – disons ! – trente de moins. Deuzio - et grand dommage que mon application ne puisse encore vous en transmettre une séquence vidéo ou ne serait-ce qu’un instantané -, cette jeune femme arborait décidément tous les charmes dont j’aurais pu fantasmer. Tertio, au fur et à mesure de la soirée, Ingrid n’a eu cesse de déployer ses connaissances étendues, sa pertinence aigüe, son intelligence originale, ai-je assez de mots pour la qualifier ? Mais le plus grave, Docteur, est que la distance géographique qui nous sépare elle et moi, n’atteint pas les 20 kilomètres, ce qui, selon Faceblok (pour des raisons d’économie d’énergie), nous impose une rencontre « live ». Pas question donc de se cacher sous un hologramme temporalisé, voire remastérisé ou relooké. 
La  nuit, nous avons finalement couché ensemble, avait-elle le choix puisqu’elle m’avait accepté comme « ami privilégié » de fin de semaine ? Et moi, avais-je d’autre choix que de seulement  l’embrasser sur le front et me retourner gentiment sur le côté, en maudissant la civilisation judéo-chrétienne d’où je suis issu ?


Samedi 30 01 2027. Tôt matin, frimousse à peine défroissée, Ingrid m’a embarqué dans un marathon de textos ou d’audios sur deux bonnes centaines de pages amies, communes ou non.
Elle ne se contentait pas de cliquer sur les choix les plus courants, elle avait aussi un avis spécifique sur tout ce qui passait à sa portée. A raison d’une minute par parution, lecture et commentaire compris, la matinée au lit fut grasse en bavardages et le gazouillis de son ardoise digitale criquecriquait encore dans mes oreilles quand  nous avons enfin pris le brunch, aux alentours de midi. Sans nul doute était-elle considérée comme une excellente addicte des réseaux sociaux et je félicitais le hasard de l’avoir élue chez moi pour le week-end car sa présence allait sans nul doute redorer mon blason, bien écaillé depuis un certain temps.
Sitôt finies ses bistèques (bouts de pain grillé fourrés de viande crue) et terminé son chodka (chocolat chaud à la vodka), la jeune femme semblait fin prête pour un second round. Elle comptait dérouler son après-midi, m’a-t-elle averti sans ambages, en rencontres diverses, et que je n’aie crainte du dérangement car il n’y aurait que des hologrammes pour envahir mon salon. Bien vu, bien entendu, j’étais bienvenu parmi eux.
Je n’aimais pas trop jouer le rôle de plante verte, aussi me suis-je claustré dans la chambre, le casque sensoriel vissé sur le crâne et le nez furetant dans mes applications.


30 01 2027. Déjà, à votre époque, les images se sentaient à l’étroit sur les écrans d’ordinateurs comme sur les téléviseurs.
Les premiers, après s’être affinés,  grignotèrent pouce par pouce du terrain. Quant aux seconds, plus fins et moins lourds, ils atteignirent rapidement des formats respectables sans perte de qualité de l’image. Paradoxalement peut-être, se développaient au même moment les premières tablettes nomades, format poche ou cahier, selon l’usage.
Cependant, pour l’ensemble des chercheurs high-tech, le « tout-en-un » semblait  incontournable, moins coûteux en matières premières, en main-d’œuvre, en frais de promotion ... et, argument béton, à l’achat pour les consommateurs.  Néanmoins, ne nous leurrons pas : de telles recherches étaient  éloignées de tout souci social ou énergétique, En effet, élargir la clientèle  en proposant un produit  hybride et unique paraissait aussi bien plus rentable aux investisseurs. Car, finalement, le bénéfice effectué auparavant via les « consommables » (les cartouches d’encre d’impression trop vite vides, les mémoires en sticks fragiles, etc.), tout cela allait être remplacé par l’obsolescence programmée des machines.  De surcroît, la complexité de l’utilisation des appareils nécessitait davantage de formation pour parvenir à la maîtriser.
Et, bientôt, la formule hybride de l’ordiviseur familial (digital, bien sûr, et « intelligent »,, évidemment !) commença à tapisser chaque pièce des habitations,  tandis que des téléviseurs géants envahissaient les rues, espaces commerciaux et lieux publics. Ceux-là diffusaient en permanence des séquences de « conseils » entrecoupées de renseignements plus généraux.


01 02 2027. Dans un premier temps, ce sont les ardoises digitales et les smartphones qui ont fusionné, puis, dans un deuxième, ce sont les microprojecteurs intégrés aux tablettes qui ont rencontré un engouement plus que général.
Le nec plus ultra, imaginez : netvisions, autovidéos, documents, bref, tout ce qu’encadre l’ardoise pouvait à présent se projeter sur n’importe quelle surface orbe, avec une luminosité et un contraste exceptionnel.
Viendraient s’ajouter par la suite d’autres fonctions quotidiennes, particulièrement en domotique et en impression de document sur feuilles effaçables et réutilisables.
Et tout cela avec un seul engin, ultra fin et léger, de 25 x 15 centimètres.
La version pliable et enroulable arrivera quant à elle beaucoup plus tard.
Mais n’anticipons pas…


02 02 2027. On a dépassé les -15° dans les hauteurs belges et, pourtant, les sommets  n’y  planent jamais au-delà des 700 mètres.
Autant dire que nos cols sont relevés et que nous pointons le nez dehors seulement si c’est indispensable.
Les livreurs sont débordés par leurs bons de commande en ligne, les taxinavettes sont microbées par leur surchauffe et beaucoup de N1 et N2 ont demandé un congé exceptionnel.
Suite aux gelées, il y a encore une kyrielle de morts dans l’est du continent où les températures atteignent des nombres invraisemblables, et même à l’occident, pourtant moins cruel. Ce sont pour la plupart des vieilles personnes imprudentes ou des N-1 et N-2, dont le niveau indique bien la fragilité permanente. Les N-2 m’évoquent les Sans Domicile de jadis, ceux qui se sont institutionnalisés dans les rues, les souterrains du métro et autres endroits moins commodes encore… autres « envers », aurais-je dû dire. 
Dopé au café brûlant pour ma part, j’ai travaillé chez moi, comme d’habitude. Je n’arrive toujours pas à propulser des séquences d’images/sons via mon application TempoTopo’ ! Ou plutôt : oui, j’y parviendrais pour peu que mon filtrage soit plus puissant. C’est ce satané paravent qui me pose problème. Bien trop étroit pour des données plus lourdes qu’un message alphanumérique ! Et l’évaser représente un sérieux risque proportionnel d’être capté par les véhicules des Gog+, ou par le moindre Faceblokoeur un tantinet doué.
Bref - mes fatrasies techniques pouvant faire fuir mes interlocuteurs -, sachez que j’étais obnubilé aujourd’hui par mes recherches, si bien que la soirée n’a guère tardé à me tomber dessus. Et, à présent que la lumière du jour est devenue lumière artificielle, je vous écris ce billet en vitesse avant de me faire porter une crêpe fourrée à domicile, Chandeleur oblige.
03 02 2027. Cette nuit, j’ai rêvé de ma femme. En fait, rien de plus normal puisque cela fait deux ans jour pour jour que mon frère et Cécilia sont décédés. Ce qu’ils faisaient ensemble à la côte belge n’a plus aucune espèce importance pour moi aujourd’hui. Je préfère conserver un souvenir de chacun, individuellement. Je me souviens que la première chose que j’ai dite en apprenant la nouvelle était : « c’est quand même dingue qu’à notre époque où la plupart des circonstances sont évaluées, mesurées, calculées, nous soyons encore autant impuissants face à un stupide accident ». Et, pour une fois, j’avais surpris un brin d’humanité dans le regard du Gog+ qui avait été chargé de m’annoncer la nouvelle.
Dans mon rêve, ma femme n’avait pas encore trente ans, l’âge qu’elle avait à l’époque où vous me lisez, à peu près le même que David, mon jeune frère. J’aimerais les retrouver chez vous, par hasard. 


Jeudi 04 02 2027. Entre voisins, on ne se connait pas suffisamment pour se reconnaitre, des fois que nous soyons amis sur les réseaux sociaux.
De plus, la tendance actuelle est à l’anonymat, car, depuis le début du millénaire (et même auparavant), la carte de l’individu s’était outrancièrement confinée au paraître plutôt qu’à l’être. Réaction : les vidéos actuelles sur nos journaux de bords sont de plus en plus dépersonnalisées. Dès lors, le « nerd » qui me communique les meilleures infos sur le temps virtuel n’est peut-être que le grand jeune homme du premier étage ! Et quand je choisis dans la liste hebdomadaire le prénom d’une femme pour m’escorter, je ne suis jamais certain que ce n’est pas la jeune fille de l’appartement d’en face.
L’expérience de la semaine dernière m’avait certes refroidi : la spontanéité d’Ingrid avait eu beau me rafraîchir, sa présence à demeure m’avait plutôt frigorifié. En définitive, refermé dans ma coquille lors de son séjour, je n’avais respiré enfin qu’à l’heure de son départ.
Je jette donc un œil circonspect sur la liste de prénoms qui m’est proposée cette semaine. J’hésite à présent entre la sonorité de « Maryline » et celle de « Mylène ».
Peut-être sera-ce à elles de faire la différence ?


(à suivre sur Semaine 4)


mardi 21 février 2012

semaine 2

22 01 2027. Hier, les paraboles mobiles n'ont pas détecté mon accès aux Réseaux, sinon je ne serais peut-être plus ici pour en parler. Par contre, mon saut dans le temps pose toujours un problème. De fait, la mémoire d'aujourd'hui a beau être strictement figée à l'historique du journal perso' de chacun/e, encore s'agit-il que personne n'aie l'idée en 2012 d'y notifier mon passage. Les Faceblokoeurs ratissent seconde après seconde tout ce qui s'édite dans leurs pages et ne tarderaient pas à m'identifier. Bien sûr, je ne m'appelle pas Bernard Topo', mais n'empêche... !

23 01 2027. Voilà. Mon appli' "Tempo Topo'" filtre enfin les commentaires antédatés.
Le tempogramme n'était pas si complexe que ça, après tout ! Même les personnes limite espiègles ;-D peuvent à présent se re-lâcher sous mes posts...

Quant au week-end, le voici terminé : la tendre et jolie Keiko s'est déconnectée et, pour ma part, j'ai décoché mon bouton "en couple avec". Ne nous reste plus pour souvenirs que ses haikus et les sonnets que je lui offrais en répartie.

24 01 2027. D’antan, les « oo » de Facebook et Google+ préfiguraient déjà les lunettes restreintes par lesquelles nous allions scruter le Monde. Nous aurions dû nous méfier davantage quand nos amis sont sensiblement devenus nos seules et uniques sources d’information. Pour ma part, je consultais surtout un cercle étroit de geeks en qui j’avais toute confiance pour tout ce qui concernait les hautes technologies ; d’autres fois, j’observais l’actualité politique via une poignée d’amis férus de la chose ; et ainsi de suite pour l’essentiel de mes centres d’intérêt, conseils commerciaux y compris.
La plupart d’entre-nous se limitaient de même aux « j’aime » ou « je veux » de leurs proches.
Nous ne cherchons plus, nous errons au hasard sur la toile et, quand quelque chose nous interpelle, nous « partageons » !
Voici quinze ans (c’est votre époque mais je suis également passé par là !), Google+ ne fit finalement qu’accélérer la cadence en intégrant les avis de ses internautes dans son moteur de recherche. On comprend mieux à présent comment ce dernier a broyé jour après jour sa pertinence, n’est-ce pas ?

24 01 2027 (dimanche soir). La pleine lune du 22 m'a peut-être fait perdre le sens du temps car, occupé que j'étais à me brancher sur votre année 2012, j'en suis venu à me mettre inconsciemment en phase avec votre calendrier.
Aussi, en '27, ma brève relation "dominicale" avec Keiko s'était finalement produite en pleine semaine, du... mercredi 20 janvier au... samedi matin !
Je viens en effet de recevoir une notification des Faceblokoeurs, qui m'ont félicité pour mon zèle à vouloir "améliorer" mon statut de solitaire. Pour le coup, j'aurai peut-être un jour ou deux de déconnexion totale en guise de récompense. Des rêves et des projets de moments intenses sans ardoise digitale accompagneront ma soirée jusqu'à très tard dans la nuit, je pense.


25 01 2027. Après la 3D, il y eut le 3DD, le « tridimensionnel dynamique».

Photos, dessins et diaporamas disparurent progressivement des sites et profils pour se muer en séquences vidéos, dessins animés et court-métrages.
La vogue qui s’ensuivit devint excessive : pas un seul centimètre carré de nos écrans n’échappa encore au mouvement.
Les textes s’animaient (pour peu qu’il en restât) ou viraient à l’audio, le flash était norme et seuls quelques rebelles parmi les journaleux, artistes, etc. éprouvèrent encore le besoin de choquer par des images fixes, parfois combien plus éloquentes qu’une séquence superficielle.


Lundi 25 01 2027. Nous sommes sur un NUAGE, mais c'est NETtement moins POéTIC que c'en a l'AIR !

Au-delà du jeu de mots métaphorique, cette phrase exprime clairement combien nous sommes démunis de nous-mêmes.
Nos productions, nos émois, nos désirs, nos manques (et j'en passe) se compilent aujourd'hui dans les nuages de données numériques. Les ardoises digitales n'ont plus de mémoire interne et les petits supports amovibles qui supportaient d'antan nos gigas personnels ont été abandonnés au profit de grosses unités de stockage collectif.
Certes pouvons-nous y accéder de partout, aussi bien du désert, du fond des mers que des plus hauts sommets ; certes aussi y sommes-nous connectés en permanence ; certes encore sommes-nous reliés sans limite à nos cercles d'amis, au patrimoine intellectuel de l'humanité, bref, au monde entier ; mais certes enfin ne sommes-nous plus que des nomades nus, bancals et totalement dépossédés.
Je suis sur un nuage, au propre comme au figuré.
Tant qu'à ne plus être, je m'en vais me coucher sur un nuage de plumes, bien matériel et bien concret celui-là. Bonne nuit !

26 01 2027. Comme la plupart des N3+, je travaille à domicile.

Les N1 et N2, quant à eux, sont  affectés à des tâches de terrain. Nettoyeurs, déchetteurs, vigiles, exécuteurs, cuisiniers, constructeurs, aménageurs et mainteneurs des bâtiments, etc. sont ce que nous appelons, avec une certaine condescendance, « les petites mains » (les « N… ains », ironisent-ils eux-mêmes !).  Quant aux seconds, leur place dépend de leurs compétences : les N2+ ont à peu près les mêmes prérogatives que les N3-, mais tout dépend entre autre de leurs études ou de leur ancienneté. Par exemple, en domotique, un technicien, selon qu’il s’occupe des réparations de première ligne ou du trafic de données,  sera qualifié 2+ dans le premier cas et 3- dans le deuxième.
Cette structuration linéaire est à la fois claire et complexe, mais concerne plus spécifiquement les revenus et avantages personnels que chacun peut en tirer.
Elle n’interfère pas (ou peu) sur le travail quotidien.
En effet, nous oeuvrons à tous niveaux « en réseau », c’est-à-dire en équipes mandatées pour projets successifs.
Les créatifs et concepteurs N3 et N4 (+ et -), desquels je fais partie, se réunissent par sessions multividéos en ligne et, si la distance le permet, lors d’un occasionnel gueuleton d’affaires en têtes-à-têtes qui crée un tant soit peu de liant à seule fin de renforcer l’esprit d’entreprise.
Les N5 sont les coordonateurs, à des degrés divers. Nous y retrouvons au plus bas  les Faceblokoeurs (les gardiens des réseaux sociaux et de la sphère privée) ainsi que les Gog+ (un corps spécial d’agents dévoués à la vie civique). Au plus haut sont les coordinateurs de tous les projets.
J’ai rarement eu l’occasion de converser avec des N6, moins encore de rencontrer les N7 ou plus, s’ils existent. Leur fonction comporte beaucoup d’ombre, tant en contenus de fonction qu’en mission ou avantages. Il se peut que nous les croisions sur les réseaux sociaux, en quel cas ils y mentionnent  sans doute un niveau nettement inférieur au leur.
Peut-être était-ce déjà ce que nous vivions au début des années 2000, je ne m’en souviens guère. Toujours est-il que le travail, moi, ça me travaille !

Mer 27 01 2027. Je suis né aux côtés des premiers ordinateurs dits «personnels».
Vous souvenez-vous qu’une bonne bécane coûtait alors plusieurs mois de salaire ? Quoique, pour une famille à revenus moyens (classe sociale exterminée depuis), on pouvait tout de même trouver quelque chose de raisonnable. 
Bébé Topo’ gazouillait sur les genoux de celui qu’il prenait alors pour son père et suivait déjà de ses yeux émerveillés un minuscule carré blanc (Papa Topo ‘ disait « balle »)  que deux petits rectangles plats (Papa Topo ‘ disait « raquettes »)  se lançaient d’un côté à l’autre du moniteur.
La vraie Maman Topo’ n’a jamais compris comment on pouvait passer autant de temps devant un écran vert presque vide. Ce qu’elle oubliait, je pense, est que le petit carré bondissant entre les rectangles qui se prenaient pour des ascenseurs, c’était  Papa Topo’ qui les avait programmés en nombre invraisemblables de nuits passées sur sa machine. Trois ans plus tard, Papa Topo’ II tripotait toujours davantage son ordinateur que Maman Topo’, au grand dam de la Dame car la balle de tennis était devenue entretemps un ballon de football.
Maman Topo’ avait fait un bébé toute seule (c’était une mode !) mais tombait systématiquement sur des hommes passionnés par de tels engins, alors qu’elle-même n’aura jamais posé la main sur une souris.
De Papa Topo’ III en Papa Topo’ IV,  mon éducation fut donc des plus numérisées.
Mais je n’en ai revu aucun et cela me semblait inéluctable de m’installer un jour comme un grand au poste de pilotage.  
Je me demande de quel clavier jouait Papa Topo’ zéro.
En définitive, j’aurais espéré qu’il m’apprenne l’accordéon.

Jeudi 28 01 2027. Une fois de plus, j’ai reçu une notification des Faceblokoeurs.
Le ton est condescendant mais la mise en demeure est ferme. En fait, il apparaît dans les statistiques de mon compte que je ne suis pas assez enclin à répondre aux sollicitations évènementielles de mes « amis».

Il s’agit principalement de ces soirées virtuelles où chacun reste physiquement chez soi en projetant un hologramme de son corps physique chez chaque autre participant.  En général, les discussions n’y sont pas inintéressantes, pas passionnantes non plus, même quand elles s’éternisent par les descriptions à rallonge des projets que l’un ou l’autre est en train de mener, mais il est bien trop rare que les soliloques se croisent par inadvertance. Rien de bien neuf, donc, si ce n’est de croire être ensemble alors qu’on se retrouve face à autant de mirages que d’invités ; et surtout de s’imaginer disposer d’un sacré don d’ubiquité.
Heureusement, cet artifice hologrammiste n’est consigné qu’aux moments de délassement, voire de rencontres plus intimes. Pas question, dans le cadre de réunions professionnelles, de mettre en piste un quelconque élément de perturbation ! N’empêche que, en ce qui me concerne, je trouve souvent plus de liberté au travail que lors des loisirs.

Bref, pour faire montre de bonne volonté, c’est avec une journée d’avance que j’ai ouvert mon catalogue afin d’y choisir celle qui changerait mon statut pour un week-end prolongé. « En couple avec… Ingrid. », l’ai-je aussitôt modifié. Comme d’habitude, je n’avais rien de visuel ni d'auditif pour me l'imaginer.



(à suivre sur Semaine  3)

lundi 20 février 2012

semaine 1


15 01 12. "Vous connaissez Timothy Fastoche, n'est-ce pas ?", m'intima le Faceblokoeur. J'hésitai à répondre, comme d'habitude. Ce n'était pas parce que nous avions 11 amis en commun que nous allions nécessairement bien nous entendre. Et qui sait si ce Timothée n'était pas mon Judas ?
Mais on ne rigolait plus avec Faceblok. J'avais trop tardé à mettre une réponse. Le préposé m'envoyait déjà une fameuse secousse digitale via mon ardoise tactile.
Faceblok est devenue une montagne de sucre. Chacun reçoit sa rasade de 100 pokes par jour. C'est une marque mielleuse de gentillesse à laquelle il vaut mieux répondre sous peine de se voir suspendu. Car le cartel des Faceblokoeurs veille : l'amitié est rendue strictement obligatoire pour les 2 milliards 478623 affiliés à ce jour, 16 janvier 2027. Ainsi croit-on sans doute résoudre les problèmes de violence sur notre planète numérique.
17 01 2027. Ce matin, j'ai bien failli oublier mon ardoise digitale dans la salle-de-bains. Sa sonnerie stridente m'a rappelé à l'ordre dès que j'ai franchi le seuil de l'appartement. Heureusement, car, l'autre jour, ma nièce Lorrie s'est fait prendre dans la rue par un Gog+. Celui-ci avait repéré qu'elle ne portait pas sa tablette sur elle. De fait, l'ardoise était tombée en panne d'unités. Résultat : deux semaines de suspension de jeux sociaux. Je vous prie de croire que Lorrie a frôlé la dépression.

17 01 2027 en soirée. Voilà, j'ai à présent mon 1525ième ami, car quiconque est tenu d'accepter quiconque.
D'ailleurs, la mention "refuser" a été supprimée depuis un bon bout de temps. Pas question non plus de sympathiser avec n'importe qui puisque DémaGog+ calibre méticuleusement nos cercles. Ainsi, la dissidence est divisée et répartie avec soin : toute amorce de désordre est muselée par un émiettement immédiat. Ne reste plus qu'un vague consensus où les amis sont du même ordre et se partagent n'importe quoi.

18 01 27. Apparemment, mon contact avec 2012 fonctionne, grâce au relais temporel qui m'accueille (Merci, Mr Guilmot !). Je n'aurais jamais cru aussi bien réussir cette application, que je viens de baptiser TempoTopo' mais dans le plus grand secret encore : en effet, je préfère garder cette invention comme "joker" en cas de problème !
2012 est un bon cru, FaceBook atteignait alors le milliard d'amis.
Et Google+ commençait à réseauter.
Tout a bien changé, en seulement 15 ans !

18 01 2027 (soir). L'émergence des pays asiatiques a repoussé les "constructeurs" dans les pays d'Afrique Noire. Ce sont eux, maintenant, qui montent nos ardoises digitales. Moi, qui ai la chance d'être encore "concepteur" pour développer des appli's, je ne suis plus qu'un Gog N3+, de ceux qui survivent encore en Occident. Je ne suis cependant pas au plus bas de l'échelle sociale. Les Gogs—(les N-1 et -2), eux, dorment dans les rues et sucent les vieux pavés numériques. Rendez-vous compte : ils n'ont même plus droit à une tablette !

19 01 Pour les Faceblokoeurs, je suis un « Nerd » (vous savez, ces gazes et ces gars qui assouvissent leur passion en solitaire !).
Ils estiment que je poke trop rarement les autres, que je ne suis pas assez réactif aux demandes d’amitié, que mes publications sont clairsemées voire laconiques et que mon taux de présence quotidienne frôle le service minimum, bref que je ne suis pas assez actif sur le réseau. C’est le cas, je ne le nie pas. Les info’s diffusées dans mes cercles sont bien trop surannées et consensuelles pour m’édifier, la mascarade des jeux sociovirtuels ne me soulage plus guère de la réalité et, quant aux rapports authentiques entre les affiliés, ils sont devenus obsolètes.
« Mais que voulez-vous dire par authentique, Monsieur Topo’ ? » me répondait-on si j’osais étaler mes doléances. C’est l’avantage d’être étiqueté « Nerd » : si nos réponses sont bel et bien entendues, elles ne sont pas écoutées. Disons que cela étend la marge de tolérance à notre égard.

Comme auparavant, pour les aliénés.
20 01 2027. Mon statut de veuf n'est pas bienvenu pour la communauté. Aussi, il est de bon ton que j'accepte l'escorte d'une facewoman, le temps d'un week-end ou plus si affinités. Et, comme chaque vendredi, je reçois une liste de célibataires dont je ne dispose que du résumé de chaque profil. Comme d'habitude, à défaut d'un visage, je vais opter pour un prénom qui puisse réveiller mon imaginaire.

21 01 2027. L'hologramme de Keiko occupe tout un fauteuil de mon salon.
La 4D ne me livre d'elle qu'une tranche de vie, vraisemblablement celle où sa beauté était la plus éclatante. Nous discutons en traduction simultanée, une tasse de VirtualTea à la main. J'apprends qu'elle a plus de septante ans alors que l'image en face de moi n'en a qu'une bonne vingtaine. Aussi, par courtoisie, j'ai réglé ma 4D sur l'année de mes trente ans. Là-bas, chez elle, je sais qu'elle a fait de même, et qu'elle m'a plutôt servi un café bien tassé.


21 01 2027. 16h 08. Je viens de rouler mon ardoise digitale dans la poche de mon manteau mais je n'ai pas délogué ma connection vers 2012. Me voilà dans la rue comme un risque calculé. Si mon application n'est pas repérée par les paraboles mobiles des Gog+, c'est qu'elle est parfaitement imperceptible et sécurisée.

Le vent et la pluie me font resserrer les bretelles.
Traverser le temps avec la 4D ne m'avait posé aucun problème, c'était l'accès discret de l'appli au Réseau qui, je m'en doutais, nécessiterait le plus de peine.
Au pire, j'avais déjà pensé à quelques arguments de vente : "TempoTopo', l'appli qui se plie au temps !", ou quelque bêtise du genre. A ce niveau tout au moins, les FaceBookeurs n'étaient plus trop subtils.
Mes dents s'entrechoquent mais ce n'est pas à cause du froid.


(à suivre sur Semaine 2)