15 01 12. "Vous
connaissez Timothy Fastoche, n'est-ce pas ?", m'intima le
Faceblokoeur. J'hésitai à répondre, comme d'habitude. Ce n'était pas parce que nous avions 11 amis en
commun que nous allions nécessairement bien nous entendre. Et qui sait si ce
Timothée n'était pas mon Judas ?
Mais on ne rigolait plus avec Faceblok. J'avais trop tardé à mettre une
réponse. Le préposé m'envoyait déjà une fameuse secousse digitale via mon
ardoise tactile.
Faceblok est devenue une
montagne de sucre. Chacun reçoit sa rasade de 100 pokes par jour. C'est une
marque mielleuse de gentillesse à laquelle il vaut mieux répondre sous peine de
se voir suspendu. Car le cartel des Faceblokoeurs veille : l'amitié est
rendue strictement obligatoire pour les 2 milliards 478623 affiliés à ce jour,
16 janvier 2027. Ainsi croit-on sans doute résoudre les problèmes de violence sur notre
planète numérique.
17 01 2027. Ce matin, j'ai bien failli oublier
mon ardoise digitale dans la salle-de-bains. Sa sonnerie stridente m'a rappelé
à l'ordre dès que j'ai franchi le seuil de l'appartement. Heureusement, car,
l'autre jour, ma nièce Lorrie s'est fait prendre dans la rue par un Gog+.
Celui-ci avait repéré qu'elle ne portait pas sa tablette sur elle. De fait,
l'ardoise était tombée en panne d'unités. Résultat : deux semaines de
suspension de jeux sociaux. Je vous prie de croire que Lorrie a frôlé la
dépression.
17 01 2027 en soirée. Voilà, j'ai à présent mon
1525ième ami, car quiconque est tenu d'accepter quiconque. D'ailleurs, la
mention "refuser" a été supprimée depuis un bon bout de temps. Pas
question non plus de sympathiser avec n'importe qui puisque DémaGog+ calibre
méticuleusement nos cercles. Ainsi, la dissidence est divisée et répartie avec
soin : toute amorce de désordre est muselée par un émiettement immédiat. Ne
reste plus qu'un vague consensus où les amis sont du même ordre et se partagent
n'importe quoi.
18 01 27. Apparemment, mon contact avec 2012
fonctionne, grâce au relais temporel qui m'accueille (Merci, Mr Guilmot !). Je
n'aurais jamais cru aussi bien réussir cette application, que je viens de
baptiser TempoTopo' mais dans le plus grand secret encore : en effet, je préfère
garder cette invention comme "joker" en cas de problème !
2012 est un bon cru, FaceBook atteignait alors le
milliard d'amis.
Et Google+ commençait à réseauter.
Tout a bien changé, en seulement 15 ans !
18 01 2027 (soir). L'émergence des pays asiatiques
a repoussé les "constructeurs" dans les pays d'Afrique Noire. Ce sont
eux, maintenant, qui montent nos ardoises digitales. Moi, qui ai la chance
d'être encore "concepteur" pour développer des appli's, je ne suis
plus qu'un Gog N3+, de ceux qui survivent encore en Occident. Je ne suis
cependant pas au plus bas de l'échelle sociale. Les Gogs—(les N-1 et -2), eux,
dorment dans les rues et sucent les vieux pavés numériques. Rendez-vous compte
: ils n'ont même plus droit à une tablette !
19 01 Pour les Faceblokoeurs, je
suis un « Nerd » (vous savez, ces gazes et ces gars qui assouvissent leur
passion en solitaire !). Ils estiment que je poke trop rarement les autres, que
je ne suis pas assez réactif aux demandes d’amitié, que mes publications sont
clairsemées voire laconiques et que mon taux de présence quotidienne frôle le
service minimum, bref que je ne suis pas assez actif sur le réseau. C’est le cas, je ne le nie pas. Les info’s
diffusées dans mes cercles sont bien trop surannées et consensuelles pour
m’édifier, la mascarade des jeux sociovirtuels ne me soulage plus guère de la
réalité et, quant aux rapports authentiques entre les affiliés, ils sont
devenus obsolètes.
« Mais que voulez-vous dire par authentique,
Monsieur Topo’ ? » me répondait-on si j’osais étaler mes doléances. C’est
l’avantage d’être étiqueté « Nerd » : si nos réponses sont bel et bien
entendues, elles ne sont pas écoutées. Disons que cela étend la marge de
tolérance à notre égard.
Comme auparavant, pour les aliénés.
20 01 2027. Mon statut de veuf
n'est pas bienvenu pour la communauté. Aussi, il est de bon ton que j'accepte
l'escorte d'une facewoman, le temps d'un week-end ou plus si affinités. Et, comme
chaque vendredi, je reçois une liste de célibataires dont je ne dispose que du
résumé de chaque profil. Comme d'habitude, à défaut d'un visage, je vais opter
pour un prénom qui puisse réveiller mon imaginaire.
21 01 2027. L'hologramme de Keiko occupe tout un
fauteuil de mon salon. La 4D ne me livre d'elle qu'une tranche de vie,
vraisemblablement celle où sa beauté était la plus éclatante. Nous discutons en
traduction simultanée, une tasse de VirtualTea à la main. J'apprends qu'elle a
plus de septante ans alors que l'image en face de moi n'en a qu'une bonne
vingtaine. Aussi, par courtoisie, j'ai réglé ma 4D sur l'année de mes trente
ans. Là-bas, chez elle, je sais qu'elle a fait de même, et qu'elle m'a plutôt
servi un café bien tassé.
21 01 2027. 16h 08. Je viens de
rouler mon ardoise digitale dans la poche de mon manteau mais je n'ai pas
délogué ma connection vers 2012. Me voilà dans la rue comme un risque calculé.
Si mon application n'est pas repérée par les paraboles mobiles des Gog+, c'est
qu'elle est parfaitement imperceptible et sécurisée.
Le vent et la pluie me font resserrer les bretelles.
Traverser le temps avec la 4D ne m'avait posé aucun problème, c'était l'accès discret
de l'appli au Réseau qui, je m'en doutais, nécessiterait le plus de peine.
Au pire, j'avais déjà pensé à quelques arguments de
vente : "TempoTopo', l'appli qui se plie au temps !", ou quelque
bêtise du genre. A ce niveau tout au moins, les FaceBookeurs n'étaient plus
trop subtils.
Mes dents s'entrechoquent mais ce n'est pas à cause
du froid.
(à suivre sur Semaine 2)
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