"Je m’appelle Bernard Topo. Je viens de Bruxelles en 2027, via une application que j’ai développée pour communiquer avec un passé où se pressentait déjà l’omnipotence de la technologie (l’ardoise digitale est comme le prolongement de la main) et des réseaux sociaux (les Faceblokoeurs veillent sur nos rapports humains et les Gog+ surveillent nos agissements).
L’évolution ne s’y décline pas en révolution : les pouvoirs financiers sont suprapotents, la politique brille par son absence, les technocrates exécutent et seule l’existence personnelle pimente encore d’un brin d’humanité ce futur qui vous est proche. Si proche que vous pouvez vous y retrouver et à la fois si lointain qu’on peut envisager ce constat comme l’un des multiples avatars de l’Histoire."

lundi 20 février 2012

semaine 1


15 01 12. "Vous connaissez Timothy Fastoche, n'est-ce pas ?", m'intima le Faceblokoeur. J'hésitai à répondre, comme d'habitude. Ce n'était pas parce que nous avions 11 amis en commun que nous allions nécessairement bien nous entendre. Et qui sait si ce Timothée n'était pas mon Judas ?
Mais on ne rigolait plus avec Faceblok. J'avais trop tardé à mettre une réponse. Le préposé m'envoyait déjà une fameuse secousse digitale via mon ardoise tactile.
Faceblok est devenue une montagne de sucre. Chacun reçoit sa rasade de 100 pokes par jour. C'est une marque mielleuse de gentillesse à laquelle il vaut mieux répondre sous peine de se voir suspendu. Car le cartel des Faceblokoeurs veille : l'amitié est rendue strictement obligatoire pour les 2 milliards 478623 affiliés à ce jour, 16 janvier 2027. Ainsi croit-on sans doute résoudre les problèmes de violence sur notre planète numérique.
17 01 2027. Ce matin, j'ai bien failli oublier mon ardoise digitale dans la salle-de-bains. Sa sonnerie stridente m'a rappelé à l'ordre dès que j'ai franchi le seuil de l'appartement. Heureusement, car, l'autre jour, ma nièce Lorrie s'est fait prendre dans la rue par un Gog+. Celui-ci avait repéré qu'elle ne portait pas sa tablette sur elle. De fait, l'ardoise était tombée en panne d'unités. Résultat : deux semaines de suspension de jeux sociaux. Je vous prie de croire que Lorrie a frôlé la dépression.

17 01 2027 en soirée. Voilà, j'ai à présent mon 1525ième ami, car quiconque est tenu d'accepter quiconque.
D'ailleurs, la mention "refuser" a été supprimée depuis un bon bout de temps. Pas question non plus de sympathiser avec n'importe qui puisque DémaGog+ calibre méticuleusement nos cercles. Ainsi, la dissidence est divisée et répartie avec soin : toute amorce de désordre est muselée par un émiettement immédiat. Ne reste plus qu'un vague consensus où les amis sont du même ordre et se partagent n'importe quoi.

18 01 27. Apparemment, mon contact avec 2012 fonctionne, grâce au relais temporel qui m'accueille (Merci, Mr Guilmot !). Je n'aurais jamais cru aussi bien réussir cette application, que je viens de baptiser TempoTopo' mais dans le plus grand secret encore : en effet, je préfère garder cette invention comme "joker" en cas de problème !
2012 est un bon cru, FaceBook atteignait alors le milliard d'amis.
Et Google+ commençait à réseauter.
Tout a bien changé, en seulement 15 ans !

18 01 2027 (soir). L'émergence des pays asiatiques a repoussé les "constructeurs" dans les pays d'Afrique Noire. Ce sont eux, maintenant, qui montent nos ardoises digitales. Moi, qui ai la chance d'être encore "concepteur" pour développer des appli's, je ne suis plus qu'un Gog N3+, de ceux qui survivent encore en Occident. Je ne suis cependant pas au plus bas de l'échelle sociale. Les Gogs—(les N-1 et -2), eux, dorment dans les rues et sucent les vieux pavés numériques. Rendez-vous compte : ils n'ont même plus droit à une tablette !

19 01 Pour les Faceblokoeurs, je suis un « Nerd » (vous savez, ces gazes et ces gars qui assouvissent leur passion en solitaire !).
Ils estiment que je poke trop rarement les autres, que je ne suis pas assez réactif aux demandes d’amitié, que mes publications sont clairsemées voire laconiques et que mon taux de présence quotidienne frôle le service minimum, bref que je ne suis pas assez actif sur le réseau. C’est le cas, je ne le nie pas. Les info’s diffusées dans mes cercles sont bien trop surannées et consensuelles pour m’édifier, la mascarade des jeux sociovirtuels ne me soulage plus guère de la réalité et, quant aux rapports authentiques entre les affiliés, ils sont devenus obsolètes.
« Mais que voulez-vous dire par authentique, Monsieur Topo’ ? » me répondait-on si j’osais étaler mes doléances. C’est l’avantage d’être étiqueté « Nerd » : si nos réponses sont bel et bien entendues, elles ne sont pas écoutées. Disons que cela étend la marge de tolérance à notre égard.

Comme auparavant, pour les aliénés.
20 01 2027. Mon statut de veuf n'est pas bienvenu pour la communauté. Aussi, il est de bon ton que j'accepte l'escorte d'une facewoman, le temps d'un week-end ou plus si affinités. Et, comme chaque vendredi, je reçois une liste de célibataires dont je ne dispose que du résumé de chaque profil. Comme d'habitude, à défaut d'un visage, je vais opter pour un prénom qui puisse réveiller mon imaginaire.

21 01 2027. L'hologramme de Keiko occupe tout un fauteuil de mon salon.
La 4D ne me livre d'elle qu'une tranche de vie, vraisemblablement celle où sa beauté était la plus éclatante. Nous discutons en traduction simultanée, une tasse de VirtualTea à la main. J'apprends qu'elle a plus de septante ans alors que l'image en face de moi n'en a qu'une bonne vingtaine. Aussi, par courtoisie, j'ai réglé ma 4D sur l'année de mes trente ans. Là-bas, chez elle, je sais qu'elle a fait de même, et qu'elle m'a plutôt servi un café bien tassé.


21 01 2027. 16h 08. Je viens de rouler mon ardoise digitale dans la poche de mon manteau mais je n'ai pas délogué ma connection vers 2012. Me voilà dans la rue comme un risque calculé. Si mon application n'est pas repérée par les paraboles mobiles des Gog+, c'est qu'elle est parfaitement imperceptible et sécurisée.

Le vent et la pluie me font resserrer les bretelles.
Traverser le temps avec la 4D ne m'avait posé aucun problème, c'était l'accès discret de l'appli au Réseau qui, je m'en doutais, nécessiterait le plus de peine.
Au pire, j'avais déjà pensé à quelques arguments de vente : "TempoTopo', l'appli qui se plie au temps !", ou quelque bêtise du genre. A ce niveau tout au moins, les FaceBookeurs n'étaient plus trop subtils.
Mes dents s'entrechoquent mais ce n'est pas à cause du froid.


(à suivre sur Semaine 2)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire