"Je m’appelle Bernard Topo. Je viens de Bruxelles en 2027, via une application que j’ai développée pour communiquer avec un passé où se pressentait déjà l’omnipotence de la technologie (l’ardoise digitale est comme le prolongement de la main) et des réseaux sociaux (les Faceblokoeurs veillent sur nos rapports humains et les Gog+ surveillent nos agissements).
L’évolution ne s’y décline pas en révolution : les pouvoirs financiers sont suprapotents, la politique brille par son absence, les technocrates exécutent et seule l’existence personnelle pimente encore d’un brin d’humanité ce futur qui vous est proche. Si proche que vous pouvez vous y retrouver et à la fois si lointain qu’on peut envisager ce constat comme l’un des multiples avatars de l’Histoire."

dimanche 26 février 2012

semaine 7

Vendredi 26 02 2027. Tous deux dégagés de nos obligations sociales et secondaires, Sophie et moi sommes censés travailler un maximum jusqu’à jeudi prochain. Nous ne savons pas précisément sous quel angle les autres duos abordent la question, aussi nos recherches nous semblent parfois lacunaires et incertaines.
Par exemple, si l’obsolescence programmée des machines ne peut être considérée comme exactement l’inverse du vieillissement thérapeutisé de la population, le point commun n’en reste pas moins le nombre à considérer plutôt que l’unité. Mais n’entrent dans mes compétences ni le médical ni l’économique, c’est pourquoi je dois me satisfaire d’un constat statistique à partir du postulat que le temps est surtout fonction du nombre.
Sophie arrive grosso-modo aux mêmes résultats en étudiant la réaction des matériaux aux torsions. Les transistors atomiques, basés sur la formule simple de phosphore+silicium/soudure à l’hydrogène, en ont évidemment mégacuplé la résistance des structures. Néanmoins, à nouveau, c’est sur un nombre qu’il faudra interagir et non sur l’unité.
Encore heureux que, même si elles ne sont pas encore des plus fiables, nos tablettes quantiques nous facilitent grandement nos calculs sur les rapports multitude et unicité !
Désolé de vous bassiner avec mes considérations de spécialiste, mais je tenais à vous faire part, en un mot comme en cent, de nos préoccupations de la semaine qui s’engage. Ce n’est sans doute pas l’essentiel non plus ; en effet, Sophie Montana et moi nous rendons compte que nous nous entendons à merveille, jusqu’à plus, si affinités. Là encore, le nombre deux prime sur l’individu, ironisons-nous au cœur de nos ébats !


Samedi 27 02 2027. Recherche pour les technologues, production et rentabilité pour les entreprises, bénéfice et profit pour les investisseurs sont toutes les idées-forces censées justifier l’obsolescence programmée des machines (parmi d’autres, délibérément plus ésotériques, du genre recyclage et emplois moins qualifiés pour les politiques).
Mais la pression n’est pas seulement opérée sur la technologie pure : alimentation, habillement, transport, loisir subissent des règles identiques.
On parle encore de formations au contenu suranné afin de pérenniser l’apprentissage à chaud, sous peine d’être tôt ou tard déclassés. J’ai ainsi connu des N4 rétrogradés en N2 pour cause de « manque de motivation ». Déjà, la « pension d’après-fonction » est évaluée au cas par cas, selon l’implication de chacun, que celle-ci ait été visibilisée, en plus ou en moins.

Dites-moi comment ne pas adhérer à une telle spirale d’évaluation, de justification, de péremption ?
A fortiori quand celle-là dynamise votre travail, quand elle vous est source de promotion et de salaire ?
Dilemme ni original ni neuf, n’est-ce pas ?
Convaincus par des idées, on est vite vaincus par la réalité. Tout comme j’avais pourtant juré de marquer mon deuil personnel de Cécilia pendant plusieurs années et voilà que je m’amourache d’une collègue de travail en quelques jours !
En vérité, éthique et pratique ont beau rimer ensemble, ils forment rarement un joli couple !


Dimanche 28 02 2027. Comme tout un chacun, je suis convoqué pour un check-up médical trimestriel.
C’est une mesure que les entreprises imposent, officiellement afin d’amortir l’impact des maladies professionnelles sur l’individu, officieusement afin de contrer l’absentéisme des travailleurs. La fréquence de cette vérification de l’état de santé physique et mentale est proportionnelle au niveau de pénibilité et de présence sur le lieu de travail : mensuelle pour les N2 et hebdomadaire pour les N1 (par ironie, ces derniers parlent d’ailleurs de « messe dominicale »).

La matinée se déroule en deux temps.

Individuellement les premières heures, pendant lesquelles le corps est installé confortablement dans un caisson, à peine aussi grand qu’un ascenseur. On nous a préalablement fait ingurgiter une sorte de lait liquoreux (un « shake up », raille-t-on parfois !) qui contribue à se relaxer profondément, à lâcher-prise, à s’ouvrir aux mondes virtuels où nous serons soumis, voire confrontés, à diverses circonstances qui permettent de jauger notre pouvoir de réactivité physique.
De la descente en parapente d’une montagne aux accélérations brutales de véhicules, via la fuite d’une avalanche, la canicule d’un désert ou la pression de fonds marins, rien d’extrême ne nous sera épargné, deux heures durant.
Personnellement, je n’apprécie guère le test du volume pulmonaire en apnée mais, par contre, j’ai toujours un faible pour ce délicieux moment d’apesanteur dans l’espace.
Entretemps, lorsqu’est décelé le moindre taux de faiblesse, à tel ou tel endroit anatomique, lors de telles ou telles situations, sont alors injectées automatiquement les substances rééquilibrantes qui y correspondent.

Les deux heures suivantes se passent en groupe. Nous nous retrouvons à une quinzaine d’inconnus, tous masqués, assis en rond, à débattre sur les sujets les plus divers. Nous savons que, parmi nous, se comptent deux ou trois Faceblokoeurs qui exciteront notre résistance psychologique, en individuel comme en interaction. Les échanges sont vifs, passionnés, des thématiques épineuses se lancent parfois comme des grenades. Chacun sort ses atouts comme s’il en allait de son sort et on n’a pas toujours montré le meilleur de soi-même.
Le bilan est dur et sans appel : faire montre de trop ou trop peu de sociabilité, d’esprit coopératif  ou dévoiler des difficultés relationnelles entraine de solides remises en questions. Certains sont rétrogradés de niveau, d’autres seront accompagnés un temps par un mentor et d’aucuns purgeront quelques semaines dans un centre de revalidation.
Je ne crains rien, cette fois. Ma captchacarte de priorité professionnelle accrochée à le poche de la chemise, je me suis autorisé quelques débordements dont je suis assez fier, je dois dire !
Mais, comme d’habitude, je n’ai pas réussi à repérer les Faceblokoeurs dans l’assemblée.


Lundi 01 03 2027 (Mercredi 29/02/2012. Printemps météorologique pour les uns, année bissextile pour les autres, ce petit matin grésille déjà comme l’appel des grillons.)

Hier, de retour de mon check-up (et sans doute de mon « shake up » ! ), je me sentais tout guilleret, animé d’une envie de renouveau. Sophie en a d’ailleurs vu de toutes les couleurs tandis que je faisais la roue et me déployais en arc-en-ciel.
Cela me donnait envie de changer la teinte des murs, tiens !
A vrai dire, depuis le début de l’hiver, je me contentais de décliner les valeurs du blanc antarctique et, maintenant, des tons plus chaleureux - sable du désert ou pomme du Cap par exemple - cadreraient davantage, me semblait-il, avec le renouveau qui s’annonçait. Finalement, ce fut mon ardoise qui me suggéra un vert d’eau jumelé à un ocre puissant dont il ne me restait plus qu’à régler les codes hexadécimaux sur mes spectrolasers d’ambiance.
La panne ! Mes blancs inuites paraissaient congelés et mes spectrolasers au frigo.
J’ai aussitôt contacté In-Se©t, la société de réparation.

Ce matin, tôt, les grillons troniques, grands comme mon poing, attendent déjà, postés sagement en batterie sur l’appui de fenêtre
 Ils sont quatre à battre des ailes quand je leur ouvre et, sur le champ, les voilà voletant et pointant leurs caméras sur les émetteurs déficients, s’affairant avec leurs petites pinces sur les câbles à peine plus épais qu’un fil à coudre. Cela n’a pas duré plus de cinq minutes pour résoudre le problème. Mon mur de droite s’est aussitôt entaché d’ocre et une lueur verte d’eau a baigné peu à peu les vitrines. C’est ridicule mais je les ai remerciés d’un signe de la main lorsqu’ils sont repartis en formation dans un bourdonnement d’adieu.

Mardi 02 03 2027. Je rêvassais derrière mes vitres maties par le brouillard de l’aube, le palais chatouillé par un chenicake. Disons plutôt que je nostalgiais en évoquant le début du millénaire et mes vingt ans. Jamais à l’époque je n’aurais pu imaginer comment serait ma quarantaine, moins encore comment le monde allait évoluer. L’informatique avait certes déjà son Histoire, les computers personnels étaient encore dans l’adolescence, le Net sortait à peine de la petite enfance et les réseaux sociaux n’étaient pas d’actualité. Pour ma part, mes études portaient davantage sur des matières linguistiques qu’informatiques. C’est en travaillant sur des applications de traduction automatique que mes collaborateurs m’ont fait prendre goût à la machine. Quant à mon intérêt pour le temporel, il avait surgi bien auparavant : selon moi, depuis quelques décennies, la technologie opérait une accélération brutale et l’Histoire subissait une vitesse exponentielle que l’humain ne maitriserait bientôt plus. Mais peut-être était-ce tout bonnement ma proche cinquantaine qui me travaillait.
« Arrête de soliloquer, veux-tu ? » m’interpella Cécilia, dans le plus simple appareil et la bouche fourrée de chenicakes, « Et que penses-tu de mes petits gâteaux ? ». J’aimais assez le goût de miel enrobant les chenilles mais celui de la cire était un peu trop prononcé. Néanmoins, je ne le lui pas dit : elle avait passé une bonne partie de la soirée d’hier à les préparer, totalement à la main et avec amour. Et puis, Sophie n’était pas Cécilia. « Le passé te vieillit, mon Topo’, tu commences à te parler à toi-même ! », ajouta-t-elle, sur un ton de gentillesse riante. « Ils sont délicieux ! » confirmai-je. Au moins, je ne lui mentais pas : je l’écrasais contre moi en lui pelotant les seins nus.

Mercredi 03 03 2027. Son hologramme a surgi de mon ardoise comme une fumée dont les contours effilochés et la masse intérieure avaient bien du mal à se stabiliser. L’homme (c’était assurément un homme) était tout de noir vêtu, avec un visage d’une pâleur qui estompait les traits de son visage. N’empêche que je le reconnaissais sans jamais l’avoir vu : son air étrange et sa présence incongrue dans ma cuisine en disait long. Timothy Fastoche venait de m’apparaitre sans y avoir une fois de plus été invité.
Bouche bée, j’attendais qu’il me fasse un signe, m’adresse une parole ou autre chose, mais le spectre dansait, en lévitation à vingt centimètres du sol ; rien de cohérent dans ses mains qui balançaient, sa tête qui hochait, ses jambes qui tremblaient.

Cela a duré une minute, peut-être deux. Puis, plus rien. Parti en… fumée : un fantôme ! Comme celui de mon ex-femme, qui m’envahit chaque jour un peu plus depuis ma cohabitation avec Sophie. Cecilia, qui n’a cesse de m’interpeler d’outretombe : pourquoi, me culpabilise-t-elle, pourquoi cette… femme occupe-t-elle tant de place dans ton cœur, dans ton lit, dans ton journal intime ? En vérité, j’aurais pu répondre a bien d’autres questions à ce propos mais pas à ce « pourquoi » !.



Jeudi 04 03 2027. J’avais réglé le matelas sur 5 heure 30 mais, quand il s’est redressé en douceur pour m’éveiller, je me suis rendu compte que je n’avais pas dormi, ou à peine.
Timothy Fastoche m’était devenu une fameuse obsession. « Peut-être est-ce son but ! » avait d’ailleurs marmonné Sophie en conclusion, bercée par le balancement du lit. Il était minuit à peine. La couche tanguait sans m’apaiser.
Les heures qui suivirent, j’ai tourné et remâché mes questions en rêvant au sommeil. Qui est ce Timothy ? Pourquoi veut-il de toute évidence me rencontrer ? Pourquoi a-t-il usurpé l’identité d’un mort ? Pourquoi son hologramme est-il aussi instable ?
Je visionnai un nombre invraisemblable de fois son apparition, stockée dans la mémoire de mon ardoise. Aucun détail ne me donnait d’indice. La faiblesse de son image et l’absence de son pouvait s’expliquer d’une dizaine de façons.  
J’inversai mes interrogations : qu’ai-je donc de si particulier pour qu’une personne endosse le costume de quelqu’un d’autre pour chercher à me joindre ? Finalement, en ordre croissant ou décroissant, aucune ébauche de réponse ne se profilait.
Sauf une coïncidence de plus : sa première incursion datait du 15 janvier de cette année. Rappelez-vous, c’était aussi le jour de notre premier contact, vous et moi !

« Décidément, ce Timothy semble cultiver les simultanéités ! », me tourmentais-je en me faufilant dans le cabinet de douche. Celui-ci me reconnut dès que j’y eus posé le pied. Mes paramètres quotidiens s’affichèrent mais aujourd’hui, j’avais besoin d’un bon bain de vapeur pour nettoyer mes neurones. Je m’installai en position fœtale sur le coussin d’air et m’abandonnai aux geysers domestiques.  

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