"Je m’appelle Bernard Topo. Je viens de Bruxelles en 2027, via une application que j’ai développée pour communiquer avec un passé où se pressentait déjà l’omnipotence de la technologie (l’ardoise digitale est comme le prolongement de la main) et des réseaux sociaux (les Faceblokoeurs veillent sur nos rapports humains et les Gog+ surveillent nos agissements).
L’évolution ne s’y décline pas en révolution : les pouvoirs financiers sont suprapotents, la politique brille par son absence, les technocrates exécutent et seule l’existence personnelle pimente encore d’un brin d’humanité ce futur qui vous est proche. Si proche que vous pouvez vous y retrouver et à la fois si lointain qu’on peut envisager ce constat comme l’un des multiples avatars de l’Histoire."

dimanche 22 avril 2012

semaine 14 (96-100) fin saison 1

Episode 96. Vendredi 16 04 2027. A mon retour tardif de R., où, toute la journée d’hier, de sombres nuages m’avaient gâché le côté champêtre du décor, je ne me sentais pas rechargé en suffisance pour examiner les aléas de mes perspectives au sein de TimeWeather.
 
Lorrie m’attendait comme une parfaite gynoïde avec d’excellents bistèques-confiture accompagnés de gros doigts de pommes de terre frits. En vérité, notre rapport ambigu la mène parfois à se comporter comme une femme fidèle, mais je n’ai jamais, au grand jamais, exigé cela de sa part.  Je dirais même plus : qu’elle fût ma nièce nous maintenait à une certaine distance l’un de l’autre, et je dois dire que cela me convenait davantage !
Ce matin, après une nuit agitée de réflexions en tous sens, mon ardoise digitale m’informe qu’une certaine Juliana Paderova (ce nom me rappelle quelqu’une, je ne sais qui) me contacte vers 6 heures pour que je sois son faceboy pendant un jour ou deux. J’apprécie la demande, c’est la première fois qu’une faceblokienne m’invite de la sorte. Bien sûr, j’accepte son hologramme. « C’est ridicule ! », me dit-elle, « Nous sommes… voisins ! ». Exact, je me souviens à ce moment de Juliana : elle n’a qu’à franchir le palier.   


« Vous avez été apostrophée par les Gog+, n’est-ce pas ? », dis-je en revoyant les images d’un petit matin récent. « Peut-être… et vous, vous en êtes ? ». Je la scrute. C’est une jeune femme d’une trentaine d’années, mince, petite, brunette aux yeux verts. « N’êtes-vous pas un Timothy Fastoche ? », insiste-t-elle, avec un regard de chatte indifférente. « Je ne vous comprends pas ! », décidai-je, « De quoi parlez-vous exactement, Juliana ? ». Ses prunelles vertes me font fondre, je passe à autre chose : « Vous avez de très beaux yeux, on vous l’a souvent dit, je pense ... ». C'était une flatterie ridicule, je sais et j'assume.  
D'ailleurs, aucune répartie de sa part sinon une moue craquante : « Je n'y comprends rien non plus, Bernard, mais dites-moi : pourquoi me mentez-vous ?».
Peut-être m'avait-elle séduit. J'avais fort envie de lui faire plaisir, de ne pas la contrarier, d'aller ensemble dans le même sens.
« Disons que j’en suis un ! », lâchai-je,vaincu.
«  Je suis vraiment désolée… », souffla-t-elle, avec un air qui disait tout le contraire, « Tellement désolée… vraiment ! ».


Il n’a pas fallu cinq minutes pour que le visage masqué d’un faceblokoeur envahisse mon ardoise digitale tandis que, dehors, un trio de Gog+ blanchissait le paysage.




Episode 97. Samedi 17 04 2027. La subtile cohésion avec laquelle l’esprit assemble des évènements concomitants n’est souvent qu’une torsion plus ou moins vraisemblable du réel. Hier, par exemple, tout laissait présumer que, suite à notre discussion (quelque peu incohérente, il est vrai) et, en finale, une pseudo-délation de Juliana Paderova, j’allais me retrouver en sandwich entre un Faceblokoeur peu amène et trois grands gaillards blanc de la DémaGog+. En réalité, il n’en fut rien.
 
Chaque élément était totalement indépendant des autres et avait sa signification propre. Ainsi, les trois Gogs+ du dehors s’affairaient seulement autour de CapsoSats apparemment en panne et le Faceblokoeur de service se contentait une fois de plus de me remettre à l’ordre : connaissais-je unetelle, untel et unetelle ? Pourquoi n’avais-je donc pas alors déjà accepté leur offre d’amitié ?  
Quant à ma voisine, à la voir si désolée, encore fallait-il savoir à propos de quoi précisément ! En l’occurrence, cette fille a pour étrange coutume d’évacuer son stress en s’excusant.
 
Bref. Ce samedi tranquille m’offrait aussi l’occasion d’envisager mon futur et de prendre les décisions qui m’avantagent. Par avance, je serais tenté par la proposition de J.P., quitte à peaufiner ma TempoTopo’ tout à loisir. Ce soir, je ne suis cependant sûr que d’une chose : Juliana ne fera pas partie de mon avenir, en dépit de ses yeux magnifiques et de son art de vouloir s’en faire pardonner.




Episode 98. Dimanche 18 04 2027.  A mon avis, mes deux atouts principaux sont, primo, une relativement bonne pratique du français communicatif et, secundo, la maîtrise de divers langages de programmation. Mais parler avec les machines est finalement ce que je sais faire le mieux : mon entourage est si restreint que les contacts avec de vrais amis se comptent sur une main. Ne parlons pas de famille : je ne sais où est ma mère, mes papas-topos ont disparu et mon géniteur, sais-je seulement qui il est ? Mon ex-femme est décédée, mes amours sont aujourd’hui hygiéniques. D’ailleurs, je vis en seule compagnie d’une jeune fille encore gynoïde.
Assemblage laborieux de codes et siestes régénératrices partagent mes jours et mes nuits. Je vis en dehors du temps.
 
L’actualité m’intéresse dans ses grosses lignes, pas davantage ; de toute manière, de quelles informations peut-on disposer, sinon de celles que nos « amis » croient bon tartiner sur FaceBlok ?
Je n’ai ni curiosité ni passion particulière. La fiction m’ennuie. Une réflexion m’indispose. Manger et boire ne me sont pas compensatoires.
Cependant, que je m’attache à une machine et j’y resterai la semaine : « Un nerd confirmé, confiné, conforme ! » dirais-je, comme j’ai déjà eu l’occasion de l’entendre à mon sujet.
Quelques entorses toutefois, une courte balade d’un jour de ci de là, une rencontre de temps en temps. Je suis heureux, de toute évidence.
Je me suis forgé une bulle à force de solitude.
 
- Tu es triste ? me demande Lorrie, toute en empathie.
- Non. Je prends des décisions !
Chaleureuse, Lorrie l’est à l’occasion. L’éducation que je lui ai appliquée est sans faille. Mais elle est imparfaite comme une femme. Comme je le suis. Comme nous le sommes.
 
Il est grand temps que j’évolue.




Episode 99. Lundi 19 04 2027.  Pour conclure mes tergiversations de ces derniers jours, notifier à Jean-Philippe que j’accepte telle quelle la proposition de TimeWeather ne m’a pris en comparaison qu’une minute, tout au plus.

Mes questions à ce sujet restent ouvertes, bien sûr, mais, lorsque sera signé mon contrat d’actionnariat et qu’ils auront validé mon N6, il sera toujours temps de se demander pourquoi je bénéficie de tels avantages, alors qu’ils auraient tout bonnement pu me virer avec une indemnisation substantielle.
Du coup, J.P. ne m’appelle plus « Bernard » comme le fait un supérieur condescendant, mais me donne du « Monsieur Topo’ » à trois reprises. Son sens du protocole convient d’ailleurs très bien au décorum minimaliste de son intérieur : classique, net, propre, sans tache, hiérarchisé.

Ma journée s’est ensuite déroulée comme à mon ordinaire. Malgré une immense fatigue, j’ai longuement travaillé sur mon application TempoTopo’, avec un goût d’interdit et un certain plaisir, inconnus jusqu’alors. De temps en temps, je m’arrête et me réjouis que Chefy n’en soit sûrement encore qu’à une version antérieure.


Mais à seize heures 17’, je m’en souviens très précisément, une FaceBlokoeuse me notifie un rendez-vous avec les instances supérieures du réseau. Sa voix est amène et je crois d’ailleurs la reconnaître, mais il se peut que je me trompe.


Me rengorgeant de mon statut tout neuf, je ne me gêne pas de lui en demander la raison, sans trop espérer obtenir une réponse, je dois dire. De fait : « Je ne suis pas habilitée pour vous la dévoiler, Monsieur Topo’ ! », grince-t-elle, toujours aussi empathique, « Tout ce que je sais, c’est que c’est assez important, me semble-t-il, pas moins de quatre + ! ».





Episode 100. Mardi 20 04 2027. Une importance de cet ordre me rendait perplexe. D’une part, je savais combien j’avais souvent poussé mon asociabilité un peu loin (on me l’avait assez notifié !), d’autre part, il me paraissait que mon N6 m’offrait une immunité certaine. Pour que les pontes de Faceblok prennent la peine de me rencontrer personnellement, certes fallait-il que la raison fût au-delà de ce que je pouvais imaginer. Je me suis donc levé aujourd’hui sans aucune autre aspectation envisageable et mes chokburgers du matin n’avaient pas vraiment le goût des autres jours. Lorrie était en train de se cultiver (il en était temps, je venais de lui en inoculer l’envie) lorsque deux sbires se sont flanqués devant ma porte. Pas question apparemment pour moi de sauter ce rendez-vous, quel qu’en soit le prétexte !
Le Gog+ de gauche affichait, plus ou moins à hauteur du plafond, un visage connu et souriant mais dont les yeux neutres ne reflétaient aucune information.

Encadré par mon escorte, nous sommes enfin arrivés au nord de la ville, dans un bâtiment-cathédrale d’une vingtaine d’étages dont l’ascenseur est plus vaste que mon salon. Faceblok a de toute évidence une conception un peu plus désuète de l’entreprise que TimeWeather, nettement moins protocolaire quant à elle si on excepte des gens plutôt mous comme J.P. Ainsi, nous nous arrêtons à un plateau parmi les plus élevés de l’immeuble, qui représente à chaque fois un échelon supérieur de la hiérarchie. A ce moment, sans savoir de quoi il en retourne à mon propos, chaque palier franchi me turlupine davantage, je le reconnais.


C’est une petite femme ronde qui m’accueille dès le couloir, avec un signe impératif de la main vers mes deux cerbères. « Je m’appelle Josée Van DerBrug, chargée de projet. Bienvenue, Monsieur Topo’ ! ». La main tendue, le ton jovial de sa voix et le doux parfum qui émane de sa gorge largement dénudée me mettent d’emblée en confiance, quoique je conserve par prudence un brin de suspicion. Comme elle me l’indique, je trottine derrière ses talons jusqu’à un bureau où, politesse de circonstance, j’accepte un chodkawa et le fauteuil royal qu’elle m’a désigné.

« Je n’ai pas de temps à perdre, Monsieur Topo’ ! Je serai donc directe… », commença-t-elle, avec son léger accent du Nord.
Croiser les jambes l’une sur l’autre me donna, je pense, de la consistance.
« … Le service recherche de Faceblok apprécie particulièrement votre travail effectué sur le temps, Monsieur Topo’ ! », poursuivit-elle, tout en nous servant nos chodkawas fumants.
Ainsi que mon Timothy Fastoche de ’31 l’avait insinué, ma TempoTopo’ était devenue de toute évidence une application notoire, pensai-je, … grâce à l’initiative sans délicatesse de cette mythomane de Chatey, peut-être ?
Les coudes appuyés sur une table de verre, ses bras s’agitent dans les airs. « J’attends de vous un oui ou un non de principe, Monsieur Topo’, rien de plus pour l’instant : voudriez-vous nous rejoindre ? ».
« … vous rejoindre ? », répétai-je, quelque peu déstabilisé.
Avez-vous déjà joué votre vie sur un seul coup de dé ? A cet instant, j’ai fortement regretté l’intuition de Lorrie qui aurait certes pu me guider, mais, à défaut, j’ai hoché la tête à l’horizontale.
Josée Van DerBrug me lâcha un peu de lest, mais je le sentais tenace :
 « Fort bien, Monsieur Topo’, je respecte votre choix, momentané je n’en doute pas… Pouvez-vous toutefois m’exprimer les raisons de ce refus hâtif ? »
« TimeWeather vient également de me faire une proposition et… je l’ai déjà acceptée, Madame Van derBrug ! » fut ma réponse laconique qui me simplifiait toute réflexion et toute explication.
 

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