"Je m’appelle Bernard Topo. Je viens de Bruxelles en 2027, via une application que j’ai développée pour communiquer avec un passé où se pressentait déjà l’omnipotence de la technologie (l’ardoise digitale est comme le prolongement de la main) et des réseaux sociaux (les Faceblokoeurs veillent sur nos rapports humains et les Gog+ surveillent nos agissements).
L’évolution ne s’y décline pas en révolution : les pouvoirs financiers sont suprapotents, la politique brille par son absence, les technocrates exécutent et seule l’existence personnelle pimente encore d’un brin d’humanité ce futur qui vous est proche. Si proche que vous pouvez vous y retrouver et à la fois si lointain qu’on peut envisager ce constat comme l’un des multiples avatars de l’Histoire."

samedi 31 mars 2012

semaine 11

  075 Vendredi 26 03 2027. « Vous avez eu contact avec Mademoiselle Chatey Fotosmith,  Monsieur Topo’ ? » : c’était le retour du grand Gog+, apparemment satisfait de me chatouiller une fois de plus, et, ce coup-ci, je me trouvais démuni de toute kaptchacard immunitaire.
 - C’est elle-même qui m’a contacté !, me défendis-je au cas où Chatey ne leur soit plus très recommandable. Cela semblait le satisfaire de me sentir sur la défensive. « … Oui. Je vois d’ailleurs dans votre journal que vous avez passé le week-end dernier en sa compagnie… », poursuivait-il, imperturbable, sans même daigner me voir.
- C’est exact. A sa demande. Même en tant que N4, pouvais-je décliner l’invitation d’une Faceblokoeuse, fort jolie de surcroît ?
Je jouais ainsi la carte de mon nouveau statut et, en guise de joker, recherchais en lui une complicité masculine. Rien n’y faisait. Son air demeurait immaculé comme son costume.
- Elle s’était donc présentée à vous avec sa fonction officielle ?
- … Pas du tout ! C’est moi qui ai cru à une similitude de voix !
Pas question non plus d’accabler la jeune femme, des fois qu’elle soit de mon bord.

Je tentai une question directe avant qu’il ne m’interroge encore : « Cette dame a un problème ? ». Son regard noir charbonna sur son visage. « Un très gros problème, Monsieur Topo’, et vous aussi, si vous n’adoptez pas désormais une attitude plus franche et plus directe ! ». fit-il froidement en projetant sur le mur du salon une vidéo éloquente : Chatey, dans un état second ou sous narcotique, pendouillait lamentablement entre deux Gog’s peu amènes qui la maintenaient aux aisselles. Des traces de coups lui barraient le visage, une vilaine blessure s’épanchait sur son menton et la jambe gauche semblait brisée car son pied ne se tournait pas dans un sens très habituel.
Bref, une scène de violence à laquelle nous n’étions plus accoutumés, tout au moins affichée si effrontément. Nul doute qu’elle n’était destinée qu’à moi et qu’elle ne passerait pas aux informations publiques !
Mon Gog+ avait un sourire qui ne me disait rien qui vaille.
« A présent, Monsieur Topo’, dites-moi – voulez-vous ? - pourquoi vous vous êtes rendu en Mer du Nord… ». Tant de politesse est plutôt indigeste. J’y étais allé sans aucune autre intention que celle de prendre un bol d’air iodé. Mon estomac esquissa un salto arrière : cette réponse allait-elle lui suffire ?



076. Samedi 27 03 2027. Lui avaient suffi par contre les injonctions de son collègue, un immense gaillard qui passait à grand peine par l’embrasure de ma porte. « Laisse tomber, c’est un N4 ! », avais-je cru saisir avant de les entendre entamer un conciliabule dont j’étais sans conteste le triste sire du moment. Vous rappelez-vous ce Gog+ de taille impressionnante qui, voici dix jours, m’avait remonté la glotte dans les narines et qui « appréciait fortement mon silence» ? Comme dans les vieux polars écornés de ma mère, j’avais droit au duo du gentil inspecteur tentant de calmer le méchant. Finalement, ils se sont contentés (« Dans un premier temps ! » aboyait le petit, quoique qu’il me dépassât d’une bonne tête !) de la géolocalisation du trajet de ma CapSat n° CS-684.3BV, reprise en note de frais pour TimeWeather.  
Le problème est que je n’avais confiance en aucun d’eux.

Mon stress de héros malgré lui ne fait que s’aggraver de jour en jour. Le moindre de mes gestes semble interprété facultativement comme celui d’un complice par les uns et d’un ennemi par les autres. Je suis traqué par Démagog+ et par les Faceblokoeurs à la fois, Timothy Fastoche me fait du gringue mais je ne sais qui il est exactement. En vérité, Timothy Fastoche n’existe pas ou se décline sous mille visages.  Et, de toute évidence, la clé de mon histoire n’est-elle donc que mon application TempoTopo’, éventée par Sophie Montana, une collègue de TimeWeather et triturée par un autre, un jeune Chefy Thomas-Tito dont le nom n’est également qu’une anagramme de celui de Timothy Fastoche ? En définitive, je ne sais de quel bord je suis, sinon du mien.

Entretemps, la violence s’est accrue. La vidéo de Chatey toute abattue et disloquée me hante, non pas que le sort de la donzelle me touche particulièrement, mais cela prouve bien la barbarie à visage ouvert des Gog+, dont peu sont témoins et que la plupart ignorent.
« Trucage pour t’impressionner ! », est la sentence de Lorrie, afin sans doute de m’apaiser. Mais j’ai le pressentiment très vif que Chatey est en très mauvais état, si bien que lorsqu’une certaine Charline Smith me demande cet après-midi d’être son amie, je suis persuadé qu’il s’agit de Chatey m’appelant à son secours. « Romantisme des héros inopinés ! », éclate ma nièce, dont je ne supporte plus vraiment le rire aigrelet. Parce que j’ai raison : Charline est bien Chatey, et cette dernière, comme à son ordinaire, s’invite chez moi dans le quart d’heure qui suit.

Son visage tuméfié et sa patte folle soutenue par une béquille feront fondre ma froideur coutumière. Je la prends dans mes bras comme une amante, comme une amie, comme j’aurais serré sur mon cœur ma propre femme. « J’ai bloqué ma localisation ! », me rassure-t-elle (de je ne sais quoi). « Putain d’accident ! J’ai mal, tu peux pas savoir !», a-t-elle ajouté en mouillant ma poitrine d’une larme retenue.
Un accident ? Etre torturée par les Gog+, un accident ?




Episode 77. Dimanche 28 03 2027. Le regard avec lequel on interprète une information est manipulé par ce qu’on est poussé à en comprendre. Ainsi, la vidéo que m’avait imposée avant-hier le Gog+ prêtait à double-sens : Chatey, réduite en loque lamentable entre deux colosses blancs, présumait en effet pis que pendre à leur propos. D’emblée, c’est à cela que le discours brutal de l’agent m’avait pourtant préparé, dans l’unique but de me déstabiliser. De fait, désarçonné en un clin d’image, je me suis senti subitement fort coupable, du reste sans trop savoir de quoi. Si cet excité m’avait laissé quelques secondes de réflexion, j’aurais sans doute pensé que ce n’était tout de même pas ma petite appli’ TempoTopo’ qui justifiait autant de zèle de leur part. Et si je n’avais pas disposé de mon bouclier N4, peut-être aurais-je avoué avoir commercé avec cette pseudo FaceBlokoeuse  par pure obligation. « Je me doutais bien que cette personne était louche… », m’entendais-je rétrospectivement déblatérer, « Oui, une FaceBlokoeuse dont le nom sonne comme un pseudonyme, ce n’était pas très clair pour moi, mais dites-moi, aurais-je donc dû m’en méfier ? ». J’imaginais l’air jubilatoire du Gog+ : « Que voulez-vous dire par pseudonyme, Monsieur Topo’ ? », ou bien « Mademoiselle Chatey FotoSmith s’est donc présentée à vous en tant que FaceBlokoeuse, c’est bien ce que vous me dites, Monsieur Topo’ ? ».

- Exact, mon Topo’, fit Chatey en coupant court à mes tergiversations. Elle rajusta la longue chaussette de plastique qui lui raidissait la jambe, du tibia à la cheville. Son visage aux taches violacées opéra une série de grimaces : « C’est bel et bien moi qui suis visée sur ce coup-là, tout comme cette CapsoSat zigzagant à toute allure dans ma direction ! ».
D’après elle, la version officielle confortait l’idée d’une défaillance technique de la machine ; in extremis, elle avait opéré un léger saut de côté, sans quoi elle ne serait même plus ici pour nous en parler, bref, un stupide accident puisque rien ne prouvait qu’il s’agît d’un attentat ! De surcroit, n’étaient-ce pas les Gog+ eux-mêmes qui l’avaient emmenée au Dispensaire Social ?

«  Tout ça ne nous explique toujours pas tout ce ramdam ! » intervint Lorrie, entêtée comme toujours. « … Ni pourquoi tu te parachutes chez moi ! », ajoutai-je, les bras serrés en croix dans l’attente d’une répartie valide.
Son orbite gonflée nous fixait d’un regard noir et tendre à la fois. « Trop tôt et trop dangereux pour vous mettre dans la confidence, mes agneaux ! » fut la réponse lacunaire et d’ailleurs laconique. Je lui relançai son coup d’oeil comme au ping pong.
« D’accord ! » sembla-t-elle conclure. « Disons que tu fais partie de la réponse mais que je ne la connais pas moi-même encore, disons que Chatey ou Charline doive disparaître tôt ou tard, disons que, avant, j’ai envie de passer une nuit paisible dans ton lit, disons que j’ai la faiblesse de te faire confiance ! ».
Disons que j’étais faible, moi aussi, et que j’allais obéir naïvement à toutes ces conditions que Chatey m’imposait. Il n’en semblait pas de même pour Lorrie. « Et moi, qu’ai-je à voir dans cette histoire ? », s’enquit-elle, visiblement frustrée d’être mise ainsi à l’écart.
« Toi, ma chérie, tu n’es qu’un gros souci collatéral ! Mais tu ne me laisses pas vraiment le choix ! », persifla celle qui ne s’appelait déjà plus, ni Chatey, ni Charline.
 

Episode 78. Lundi 29 03 2027. De « mythomane » ou « schizophrène », je ne sais quel terme utiliser au juste pour qualifier Chatey, Charline ou peu importe. Car, franchement, y croit-on, à son aventure ? Moi, oui, à un moment, je dois dire que oui. C’est Lorrie qui, face à son départ bien trop théâtral pour avoir le ton juste, m’a rouvert les yeux.

Il faut dire que l’« Adieu, mes amis ! » avait lourdement résonné, comme un suicide annoncé pour la énième fois. Il faut dire encore que nous avions fornicoté une bonne partie de la nuit (l’handicap de sa jambe lui avait fait baisser sa garde) et que cela m’avait singulièrement cousu les paupières.

Lorrie avait raison : cette histoire de CapsoSat en folie ne tenait pas la route et avais-je seulement obtenu une seule réponse à mes questions ? Non.
J’en étais par ailleurs à me demander si Chatey avait réellement exercé la fonction de facebloqueuse. Le personnage s’effondrait comme un château de cartes : ne me restaient plus que les souvenirs des quelques heures passées en sa compagnie ainsi que la vidéo impressionnante du Gog+. Je connaissais l‘objectif de ce dernier à mon égard mais quel était le but dont m’avait gratifié Chatey Fotosmith ?

Trève de triturations mentales, en définitive peu productives : j’ai deux appli’ à développer avant mercredi et je n’ai toujours pas pris la peine de peaufiner ma TempoTopo’, alors que mon statut de N4 me permet à présent d’effectuer des recherches de ma propre initiative. Prochaine étape à résoudre : l’envoi d’images dans le passé. Je pense y parvenir dans quelques jours, tout au moins en ce qui concerne des fichiers graphiques fort légers en noir et blanc.
Je redeviens « nerd » pour la circonstance. Mes problèmes domotiques ne me touchent momentanément plus vraiment.


Episode 79. Mardi 30 03 2027. Les fictions sur le thème du retour dans le passé se posent toutes la même question, à savoir s’il y a lieu ou non d’intervenir, ou même simplement d’influer, sur le cours des évènements. En d’autres termes, quelles incidences sur le futur provoquerait une modification dans le présent ?
Les positions à ce propos abondent : pour les plus déterministes, le destin des êtres et des sociétés n’est qu’une transversale imperméable au temps et, à l’opposé, la liberté individuelle de choix semble une valeur quasi intemporelle.
Pour ma part, et à présent que, de la fiction, je suis un tantinet passé à la réalité, mes réflexions se mitigent au fur et à mesure que mon application TempoTopo’ se développe. En effet, entre humilité et inquiétude, mon avis reste dans un flou plus ou moins arbitraire.

Selon moi, seuls les visionnaires, qui encombrent nos mémoires et plus encore l’Histoire, ont ce singulier privilège de déterminer ou modifier le futur car leur pensée est persistante, parfois simplement au-delà de leur corps, parfois bien au-delà de leur siècle et, quoique plus exceptionnellement, au-delà d’un millénaire.
Vous voyez qui je veux dire ?

Quant à ma petite personne, dans ma brève incursion dans le passé, j’aurai forcément moins la cote, ne rencontrant le plus souvent qu’incrédulité (« La société de demain ne peut être appréhendée comme vous le décrivez ! », entends-je à l’occasion ;  ce qui démontre bien le refus de mon statut de visionnaire ou de visiteur du futur) ou banalisation (« Votre roman de science-fiction est… intéressant, et fort bien écrit ! », renchérit celui qui me prend pour un contemporain ; ce qui me cantonne à un rôle de scénariste du futur).

En près de onze semaines, je peux difficilement prétendre que la formule ait fait recette, ce qui me fait penser que banalisation et incrédulité sont peut-être finalement des éléments stabilisateurs qui modèrent toutes spéculations éthiques ou déontologiques.
Mon message n’a pas (ou peu) cartonné, soit !, mais cela n’a jamais été repris dans mes propres finalités.
M’importe par contre la prouesse technologique d’une application qui mène à communiquer avec des ouailles de quinze années en arrière. C’est en ce sens qu’être qualifié de « nerd » me convient parfaitement.
Je ne me sens en effet pas prêt à gérer aléas et implications d’un projet sociétal qui appliquerait la TempoTopo’. Et, comme nombre d’inventeurs, je m’attends lucidement à ce que mon invention soit détournée selon des visées toutes autres ou, pis !, à l’opposé du bon sens commun.
 
A vous d’en pâtir un jour ou de l’imaginer dans votre actualité.


Episode 80. Mercredi 31 03 2027. TimeWeather est en très bonne santé et le notifie à ses équipes de choc en les submergeant d’avantages selon les niveaux. Dans mon cas, je bénéficie dorénavant d’une prise en charge de tous mes frais énergétiques, tant professionnels que domestiques. C’était déjà le cas pour les transports, ce le sera désormais pour la domotique. Faciliter notre sphère privée, favoriser les compétences « oubliées » et privilégier la créativité en réseau a certes contribué d’emblée à la réussite de la formule TimeWeather car nous sommes aujourd’hui parmi les meilleurs producteurs d’applications.
Seul bémol, et d’envergure : le jeu, en ligne ou autre, n’est vraiment pas notre excellence. Mais il s’agit par contre du seul secret de notre succès car, tandis que la plupart des sociétés se bousculaient par la brèche très rentable du ludique, nous grimpions en solitaire par une bande plus ou moins désertée.
Bref, le slogan garde tout son sens,  : « Timeweather est fière de vous et vous êtes fiers de Timeweather ! ». Et, quelque part au fond de moi, c’est amplement le cas.


Episode 81. Jeudi 01 04 2027. Steve Domino est un très vieil ami, dans les deux sens de terme. Je connais Steve depuis toujours, autant dire qu’il avait sans doute mieux connu ma mère voire ma grand-mère (que je n'ai d’ailleurs pas la chance de connaitre) et, s’il n’est pas aujourd’hui centenaire, il n’en est pas loin.

Malgré cet âge canonique, Steve Domino dirige toujours de main de maître le « Muséum HistorTIC » qu’il a créé dans le hameau de W., racheté pour l’occasion voici cinq ou six ans. Ce parcours interactif se propose de nous promener dans l’Histoire de l’informatique, des ordinateurs militaires des années ‘60 au multimédia fin XXième, en passant par les TRS-80 et Commodore de mon enfance. Sa collection est unique, toutes pièces acquises en francs sonnants et trébuchants de sa poche.  
Lorrie adore se coltiner avec ces machines dont elle ne connait pas toujours le mode d’emploi, et surtout dans la maisonnette des jeux vidéos ‘80 que Papa Topo’ 1, 2 ou 3 me programmait à l’époque pour mon plus grand plaisir.  

Steve et moi avons ce rituel de nous contacter en I.R.L. tous les trois mois, des fois que l’un de nous deux disparaisse (je serai bien peiné lorsque cela arrivera) sans en avoir prévenu l’autre. Mais, par tous les Gogs, Steve a singulièrement vieilli cette fois-ci. En cause, une sale bronchite qui semble plus éternelle que lui-même. N’empêche que d’emblée, il m’apostrophe. « Gamin, tu sais, je me suis enfin résolu à mettre en place un directeur ! », me souffle-t-il comme une bêtise et, entre deux quintes de toux humide : « Un directeur d’Ordonnance… mais c’est encore le vieux Steve qui tire toutes les ficelles, n’aie crainte, Gamin ! ». Sa propension à surnommer touti de moins de cent ans, par gamin ou gamine, d’exaspérante au départ, en devenait finalement attendrissante.
« Et, tu sais, Gamin, … j’ai opté pour l’un de ces Timothy-Fastoches ! », rajouta-t-il à voix basse, comme une confidence inavouable.
 
Ah là, mon vieux Steve Domino allait une fois de plus m’apprendre quelque chose, ai-je pensé en aparté. 


à suivre sur semaine 12 (à venir)

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