"Je m’appelle Bernard Topo. Je viens de Bruxelles en 2027, via une application que j’ai développée pour communiquer avec un passé où se pressentait déjà l’omnipotence de la technologie (l’ardoise digitale est comme le prolongement de la main) et des réseaux sociaux (les Faceblokoeurs veillent sur nos rapports humains et les Gog+ surveillent nos agissements).
L’évolution ne s’y décline pas en révolution : les pouvoirs financiers sont suprapotents, la politique brille par son absence, les technocrates exécutent et seule l’existence personnelle pimente encore d’un brin d’humanité ce futur qui vous est proche. Si proche que vous pouvez vous y retrouver et à la fois si lointain qu’on peut envisager ce constat comme l’un des multiples avatars de l’Histoire."

mercredi 22 février 2012

semaine 4

Vendredi 05 02 2027. L’interdiction d’accès aux réseaux pour les moins de 13 ans est tombée en juillet 2019, suite à la généralisation des ardoises digitales (tactiles) dans la plupart des écoles primaires et secondaires. Au début essentiellement réservées à l’information, les échanges et l’autoformation, des petits futés ont rapidement contourné les filtrages de connection et, de tablettes en tablettes, est apparu bien vite un nouvel espace de jeux et de partages, ciblés par des sociétés pour la plupart bien peu scrupuleuses d’éthique.
Ce sont ces sociétés qui ont notamment fait évoluer la téléprojection d’hologrammes, en somme des ectoplasmes représentant des objets et des personnes. « Spectres et Fantômes » est par ailleurs un jeu de rôle devenu si populaire que des journées « sans ardoises » ont dû être décrétées pour pouvoir étoffer le parc des serveurs qui les fournissaient. Bizarrement, les Faceblokoeurs, en général plus sensibles aux aspects moraux, surtout concernant la jeunesse, n’ont pas ou peu réagi à ces débordements ; mais on devine que la société de jeux virtuels ZynZyn n’était qu’une émanation de Faceblok, et ce, depuis bien longtemps.
… Où voulais-je donc en arriver en vous parlant de ça ?...
Excusez-moi ! Je ne sais plus.



Samedi 06 02 2027. J’ai retrouvé ce dont je voulais vous parler hier, ou plus exactement de qui, de ma nièce Lorrie en l’occurrence.

Il y a trois semaines - je vous en avais touché un mot -  sa décision de sortir en rue sans ardoise digitale émanait évidemment d’un pari idiot. Pari perdu d’avance, puisqu’un Gog+ l’avait surprise et sanctionnée sur le champ ! Adolescent, j’étais de même, tête brûlée ou kamikaze, j’affrontais ce genre de débilité avec assurance. Mais j’étais d’une autre époque, d’une fin de millénaire où le concept de « liberté » pouvait encore être négocié. Résultat pour elle : deux semaines de suspension à « Sceptres et Fantômes ». Son addiction n’avait fait qu’un tour ! Je l’entends encore me bassiner de ses litanies sur l’injustice et consorts.
A présent que sa fièvre s’est apaisée, elle n’encombre plus autant mon mur de son image. « C’est une très jolie jeune femme… », m’a assuré Marylin ce matin en observant l’avatar de Lorrie. La statuette animée représente une robuste et plantureuse guerrière à laquelle – paraît-il - peu de soldats-fantômes osent encore se frotter. Je n’ai pas contredit Marylin mais Lorrie est d’un tout autre acabit.



Dimanche 07 02 2027. Marylin Singer était tellement bavarde (et ce n’était que son hologramme) que j’ai sacrément eu besoin de prendre l’air.
Même la musique d’ambiance diffusée en permanence dans les rues me faisait un bien fou. Pour peu, je me serais bien offert une messe du matin, mais ni les églises, ni les dimanches n’avaient encore de valeur religieuse. Cela n’empêcherait pas Marylin, j’en étais sûr, d’inachever son laïus. « Vous connaissez Timothy Fastoche, n’est-ce pas ? Il y a longtemps qu’il est votre ami ? », m’apostropha-t-elle dès mon retour. Cela faisait un peu moins d’un mois que les Faceblokoeurs me l’avaient imposé, mais, depuis, je n’avais pas été en contact avec lui. « C’est que… », avait-elle poursuivi sur un ton qui me mettait mal à l’aise, « Il vous attend… Il est dans la cuisine ! ».
En chair ou en halo, quel endroit incongru pour attendre son hôte ! Je jetai un œil par la trouée des passe-plats : son ectoplasme avait disparu. « Ce type est étrange, très bizarre ! », me confia Marilyn, mon accompagnatrice du week-end. De fait, je ne sais ce qu’il avait voulu fristouiller, mais ne restaient que les reliefs d’un burger auquel il n’avait même pas touché.
Déjà que le dimanche n’avait plus de catéchisme, la civilité du week-end avait fini elle aussi par s’estomper.



Lundi 8 02 2027. Ce Timothy Fastoche qui s’incruste dans ma cuisine sans y être invité et s’évanouit avant mon retour me turlupine depuis hier, bien entendu.
Selon Maryline, c’était un ectoplasme ni petit ni grand, à la physionomie passe-partout et vêtu chaudement de pied en cap. Elle ne se rappelait d’aucun autre signe particulier, hormis peut-être la voix profonde qui semblait émaner d’ailleurs mais ce souci est parfois dû à un mauvais réglage audio des ardoises digitales. Néanmoins, comment une image hologrammique aurait-elle pu se mitonner un tom-burger ? Les holos n’ont pas ou fort peu d’impact matériel sur les objets, que je sache, et la téléportation est encore bien loin de notre actualité ! A ce stade de la réflexion, m’était avis qu’il ne pouvait s’agir que d’un être de chair, un Gog+ peut-être, un farceur sans doute, un personnage trouble certainement.

« … N’en oubliez pas pour autant le burger que vous vous êtes préparé tout à l’heure ! », me rappela Marylin d’un ton si complice que je restai un instant suspendu.
Il y avait subitement un accroc dans mon histoire personnelle ! Franchement, je ne me souvenais pas de ce moment précis. De fait, ce détail n’entrait pas dans ma chronologie, ni dans ma tête, ni dans l’agenda de mon ardoise digitale sur laquelle j’avais pourtant la manie idiote de consigner vocalement mes faits et gestes. 

Après le départ de Marylin Singer, j’ai engouffré un second tom-burger (y a-t-il moyen de les manger autrement ?) en épluchant le journal perso’ de Timothy Fastoche. Son profil est on ne peut plus quelconque : neuro-linguiste N3 ayant fait ses études à Liège, la quarantaine bien assise, en couple avec une certaine Patty Rivière, bla blabla, bref, rien de bien transcendant. Quant à son mur, il est rarement et chichement tapissé, à peine davantage qu’un « gazouillis » d’antan. 
Mardi 09 02 2027. Hier soir, j’avais rendez-vous à « La Sauterelle », un restobar au long du canal. Le quartier de la Senne est devenu huppé en moins d’une décennie, principalement renommé pour ses cuistots très innovateurs et ses péniches-shops à quai où l’inutile côtoie la fantaisie. Y inviter quelqu’un était le nec plus ultra de l’approche sentimentale mais arrimait en cale sèche la carte de crédit. Néanmoins, à une époque où les rencontres sont principalement virtuelles et hologrammiques, ce luxe n’a pas de prix. TimeWeather, la société à laquelle je collabore, y a très bien compris son intérêt : c’est pourquoi, à ses frais, elle nous concocte chaque mois une réunion d’équipe en « open body » afin de cimenter notre esprit d’entreprise. Un team nécessite floraison des rapports humains, et plus si affinités, c’est évident !
Pour nous, ces moments sont des privilèges ; nous y évitons soigneusement toute allusion professionnelle et combien de couples ne se sont-ils pas formés à cette occasion ! Que du bénéfice pour la firme car il appert qu’un couple est souvent moins sourcilleux quand il s’agit d’outrepasser l’horaire.       
Quant à moi, je n’ai pas manqué de remarquer combien Sophie Montana me faisait du gringue en commandant les mêmes assiettes que moi. C’est une belle femme d’une trentaine d’années, alerte, à l’intelligence saupoudrée d’humour et à qui la rumeur attribue un tempérament de lionne. Aussi, quand nous avons achevé nos sauterelles grillées et nos krillsburgers, arrosés de deux bons litres de « vers à bière », j’avoue que j’avais déjà perdu notion du temps et de l’espace.

Sophie ne traînait pas en affaires. Elle m’a mis hors de chez elle à quatre heures pile, où j’ai eu grand temps de me requinquer sous la neige. Les pieds blancs, le nez rouge et les oreilles bleues, je ressemblais à un vieux clown en arrivant à demeure. Faut dire que j’avais longuement tergiversé sur mon chemin ! C’est en pareil équipage que j’envoyai un message bref et direct à Timothy Fastoche : « Vous vouliez me rencontrer ? ». Pas un mot de plus, j’en étais incapable.
A vrai dire, à quoi m’attendais-je ? A une science-fictionnade pour justifier la simultanéité de son passage et de mon défaut de mémoire ? Oui, je dois l’admettre, aussi invraisemblable était-ce, cela m’aurait paradoxalement rassuré. Mais je devrai me contenter, je pense, d’explications nettement plus triviales. Si, toutefois, il me répond !


Mercredi 10 02 2027. 12 h 27. Message laconique de Timothée Fastoche : « Oui », sans plus.
Un « oui » manuscrit en plein écran, même pas une instant-vidéo pour montrer patte blanche. Question : Vous vouliez me rencontrer ? Réponse : Oui ! Qu’en déduire, en vérité ? Dans ma formule, j’avais intentionnellement utilisé le passé, dans l’attente d’une explication et peut-être d’un prochain rendez-vous. Ce « oui » ressemblait davantage à une justification : « Oui, je voulais vous rencontrer ! » ; mais n’envisageait rien d’autre pour le futur qu’une expectative.
Que lui retourner à présent ? Le questionner encore en espérant que son vocabulaire soit plus étendu que les seuls « oui » et « non » ?
Mieux valait sans doute prendre les devants, ne pas lui laisser d’alternative et le moins possible d’échappatoires. Je lui ai donc fixé trois moments de rencontre que nous ferions par hologrammes interposés. « Lequel choisissez-vous ? » terminais-je sur un ton plus qu’impératif.



Jeudi 11 02 2027. L’Europe est devenue un territoire en déclin, entre autre :
désoclée de ses certitudes culturelles, usée par ses prétentions colonialistes, vidée de ses rêves outre-atlantiques, épuisée par ses solidarités institutionnelles, étouffée par l’immigration de ceux qui ont cru se rendre vers un monde meilleur. Le travail perd mois après mois de sa valeur ajoutée, trop nombreux, trop coûteux, trop peu qualifiés, trop peu efficaces. Résultats : une personne sur deux n’a plus de statut, une sur trois se débat dans l’incertitude, une sur quatre est au plus bas de l’échelle. Aujourd’hui, on s’accroche à sa chaise pour ne pas avoir le cul sur le sol, et peu importe si ce sont des chaises musicales car les politiques y jouent aussi en amateurs, tandis que les investisseurs en sont les maîtres de musique.

L’Amérique du Nord poursuit sa décadence, le Japon se dépeuple, l’Amérique du Sud et l’Australie se font concurrence sur les ultimes marchés de viande.
Depuis la fin du millénaire, on ne parle plus ni du bloc de l’Est ni des terres brûlées de Russie. Mais on reparle de « péril jaune», économique cette fois, alors que la Chine, même dans sa période de magnificence antique, s’est muraillée dans son propre territoire ; on parle aussi du « péril noir », d’une Afrique émergeant en divers domaines technologiques où on ne l’attendait pas. L’Islamisme radical, quant à lui, a révisé ses intérêts depuis quelques années, au profit d’un Islam fort en matières premières et surtout riche en Histoire, un Islam profond, diversifié, chaleureux, un Islam séducteur pour qui l’accueil est un fondement.
Voilà donc la carte géo-économique de la Terre d’aujourd’hui, seulement quinze années après la vôtre, ce qui avait été la mienne quand je n’avais encore que 32 ans. Déjà, en 2010, nombre d’entre-nous n’ergotaient plus guère à propos des politiciens, mais bien des plus nantis !


(à suivre sur Semaine 5)

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