"Je m’appelle Bernard Topo. Je viens de Bruxelles en 2027, via une application que j’ai développée pour communiquer avec un passé où se pressentait déjà l’omnipotence de la technologie (l’ardoise digitale est comme le prolongement de la main) et des réseaux sociaux (les Faceblokoeurs veillent sur nos rapports humains et les Gog+ surveillent nos agissements).
L’évolution ne s’y décline pas en révolution : les pouvoirs financiers sont suprapotents, la politique brille par son absence, les technocrates exécutent et seule l’existence personnelle pimente encore d’un brin d’humanité ce futur qui vous est proche. Si proche que vous pouvez vous y retrouver et à la fois si lointain qu’on peut envisager ce constat comme l’un des multiples avatars de l’Histoire."

jeudi 15 mars 2012

Semaine 8

Vendredi 05 03 2027. Après une bonne semaine de travail en duo, j’ai préparé l’entame de notre exposé car, cet après-midi, Timeweather nous a arrangé un meeting, par hologrammes interposés, avec les quatre autres paires de chercheurs.  
Ce serait une introduction du genre : « Sophie Montana et moi-même avons davantage axé nos recherches sur la durabilité des matériaux que sur la puissance des accumulateurs. En effet, du strict point de vue de l’utilisateur, sans doute est-il plus tolérable que son ardoise s’effrite, s’écorne, s’érafle, voire se fende, se casse plutôt que de tomber en panne, tout simplement. La panne, dans un esprit lambda, est toujours la faute du fabricant, tandis qu’une cassure sera plus fréquemment attribuée à l’usage quotidien du produit… ». Sophie embrayerait alors sur sa matière et j’étais censé achever par des considérations plus strictement temporelles, évidemment.
La société nous réserve un dôme en plein mitan d’une forêt virtuelle, dès 16 heures T.U. où nous allons donc comparer nos résultats.
C’est Sophie et moi qui sommes prévus en premier au programme.


Samedi 06 03 2027. Déjà très impressionnants en rue, les Gog+ le sont davantage encore dans le couloir d’entrée de votre appartement. Cette fois, ils étaient deux, deux géants blancs à l’étroit dans l’encadrement de porte. Moi, à cette heure très matinale, je n’étais toujours qu’un insecte asocial.
« Monsieur Bernard Topo’ ? ». C’était le type qui était venu la semaine dernière : non, je n’avais pas changé d’identité depuis ! Aïe ! Je savais pourtant bien qu’il n’avait aucun humour.
« Nous ne sommes pas là pour badiner, Monsieur Topo’ ! » fit-il en posant trop amicalement son gant blanc sur mon épaule (il y a des jours comme celui-ci où on se demande si on a bien fait d’être soi). « Nous voudrions vérifier votre tablette digitale, Monsieur Topo’, Oh ! C’est une simple formalité… »
Je me dégoupillais la tête à force de vouloir le regarder dans les yeux. Comment gagner un peu de temps autrement que par une niaiserie du genre : « Ma quoi ? » ?
Par contre, il semblait logique que je demande ce qu’il se passait.
Réponse laconique et lacunaire, bien sûr ! Mais je devinai qu’ils s’intéressaient à la visite de Timothy et à l’enregistrement que j’en aurais éventuellement fait. D’appli’ en appli’, je craignais tout de même qu’ils tombent sur ma TempoTopo’, ou, pis !, sur ce que je vous écris depuis maintenant plus de 7 semaines.
Comme joker ultime, je n’avais plus que ma captchacarte ; j’étais cependant persuadé que ça n’apaiserait pas leur curiosité. De fait : « Nous savons que vous disposez en ce moment d’une carte prioritaire, Monsieur Topo’, mais nous aimerions vraiment vous voir coopérer ! » grinça le second. Ce « nous » avait une allure irrévocable qui ne m’agréait guère.
Soit. Je jouai mon va-tout. Mon ardoise digitale était en tête du lit, où vouliez-vous qu’elle soit à cette heure ? Je les invitai à entrer dans le salon, dans le but vague de les mettre dans de bonnes dispositions.

Vautrée sur le lit comme une impératrice, Sophie me tendit mon ardoise avec un sourire de papesse.
« Voici, Messieurs, la voilà ! Je ne vous fais pas profiter de l’intimité de ma chambre, n’est-ce pas ? », dis-je pour dire quelque chose. Plus rapide qu’un échange de ping-pong, le Gog+ me l’a rendue sur le champ ; il avait le regard sombre de celui qui s’est fait rouler. « Elle vient d’être reconfigurée il n’y a même pas deux minutes, Monsieur Topo’ ! », fit-il d’un ton où je percevais un soupçon d’agacement.
Tous deux se transformèrent illico en grands benêts quand Sophie entra en scène, tenue débraillée et œillades de circonstance. « C’est tout à fait normal ! C’est moi qui en assume la responsabilité !» serpenta-t-elle en s’approchant jusqu’à le toucher de celui qui donnait l’impression de vouloir la dévorer toute crue. « Pourquoi pensez-vous que nous disposons d’une captchacarte de sécurité, dites-moi ? ». Puis, devant leur air béat et leur silence contraint, elle rapprocha son souffle chaud de leurs oreilles : « Ouste, mes loulous ! Ouste ! ». Croyez moi ou non, on aurait dit deux molosses muselés et domptés quand ils ont franchi le seuil.


Dimanche 07 03 2027. Au meeting de vendredi, les résultats de notre recherche conjointe ont été fort bien reçus par nos pairs, sauf évidemment par le duo dont le travail portait sur la réinjection du profit dans la recherche.
 

En effet, selon le Chinois et la Colombienne dont je n’ai pas retenu les prénoms, nous n’avions fait se réduire l’obsolescence des ardoises digitales que de 5,9% alors qu’ils en escomptaient 8%, voire même un peu plus. Mais nous avions tout de même bel et bien gagné près de 3 semaines sur l’espérance de vie actuelle d’une tablette, sans que le coût de fabrication supplémentaire en pâtisse au-delà de 0,10% ! Et, de toute manière, ce dernier serait certes absorbé par une nouvelle production ciblée sur les enfants de moins de 3 ans (dixit John et Giovana).

Quant aux actionnaires, il n’était apparemment pas dans leur perspective actuelle d’accroître leurs bénéfices via cette obsolescence réduite, mais bien plutôt d’oxygéner de nouvelles prospections.


Trêve de détails, notre mission en tandem est aujourd’hui terminée et, en dépit d’une attirance charnelle réciproque, Sophie et moi avons pris nos distances. De fait, tous deux sommes trop solitaires pour être solidaires : bref, on n’est plus « en couple ».

Vu la longueur relative de notre relation (plus d’une semaine), j’avais dû justifier aux Faceblokoeurs les raisons de notre séparation ; elle aussi, j’imagine. De plus, Il m’a fallu expliquer pourquoi j’avais réinitialisé mon ardoise digitale, alors qu’elle n’était pas encore en date de péremption. Sous couvert du numéro de ma captchacard, j’ai pu invoquer le devoir de réserve imposé par TimeWeather.

Mon seul souci du jour, c’est qu’en reprogrammant mon ardoise lors de la visite des Gog+, Sophie avait exporté sur mon cloud pro’ les images de Timothy et quelques-unes de mes applications en chantier. C’était une excellente initiative qui m’a certes préservé d’une nuée de questions embarrassantes. Mais, à présent, je me demande dans quelle mesure elle avait accédé à TempoTopo’ et si elle en avait compris la portée.
A mon avis, Sophie Montana est trop maligne pour ne pas l’avoir fait !


 


Lundi 08 03 2027. DemaGog+ avait imaginé que vêtir des bonshommes tout en blanc serait bien plus rassurant que les costumes sombres dont étaient affublés les policiers de jadis.
De fait, oui, on les repère de loin dans les rues, d’autant plus qu’ils patrouillent par deux et que leur taille dépasse de loin celle de n’importe quel quidam. Il en va de même pour les femmes, recrutées certainement selon les mêmes critères, qui semblent juchées en permanence sur de (très) hauts talons et dont la couleur de cheveux est majoritairement (et bizarrement) le blond. 

Troupe privée au départ, la Gog+ était censée vérifier les structures et applications mises en place par Démagog+ (qui portait alors encore son nom d’origine), comme les rues en 3D – et plus tard en 4D – ou les connections satellites.
Très présentes et efficaces sur le terrain, d’autres préoccupations informelles les attendaient : ils devenaient ainsi agents de renseignements, de détection de problèmes sociaux, de dissuasion d’infractions, etc., tâches de plus en plus en défaut dans les services de l’Etat. De troupe à milice, il n’y avait qu’une histoire de synonymes : les Gog+ assumèrent imperceptiblement d‘autres mandats sécuritaires, gérés cette fois en partenariat avec les pouvoirs publics.                                                                                                          

Rassurer sans inquiétude semblait leur devise. Leur excessive politesse et leur empathie séduisaient, leur gentillesse désarmait, leur intelligence étonnait. Les hommes en blancs représentaient somme toute les grands frères ou les beaux-fils dont la population n’aurait osé rêver auparavant. Les femmes, elles, figuraient la sœur, la belle-fille, la mère, la grand-mère selon le cas.
Résultat remarquable d’une prévention efficace : la délinquance s’est considérablement réduite, les petits délits quotidiens de tout un chacun ont quitté le territoire public, jusqu’à la criminalité qui s’est résorbée des trois-quarts.

Encore s’agissait-il de repérer la frontière infime entre délinquance et déviance, ce qui n’a apparemment jamais préoccupé, ni la corporation, ni les représentants de l’Etat.
Je dicte ce message, debout devant la fenêtre. Depuis un moment, j’observe un curieux va-et-vient de quatre Gog+ autour des Capso-Sats, pourtant gentiment garées et alignées dans la l’allée centrale de la rue. Sur la neige, ils sont semblables à des ours blancs et les voitures à des igloos hexagonaux. A mon avis, il s’agit encore d’un N-2 qui squatte un véhicule pour la nuit et je ne suis pas sûr que les sbires resteront aussi charmants qu’on le croit. De fait, les voilà qui l’extirpent d’un cockpit manu militari. C’est un jeune homme au visage creusé, pas rasé, vêtu en résumé d’un misérable pantalon et d’une chemise ouverte. Par les froids qui courent, je ne lui donne pas une demi-nuit pour rendre l’âme, à son dieu s’il en possède encore un.
Mardi 09 03 2027. A force d’être considéré comme asocial, un « nerd » qui plus est, on se retrouve cloitré au sein d’un personnage qu’on n’aurait guère trouvé sympathique a priori. C’est mon cas, en tous les cas ! J’en avais développé au fil des ans une attitude de misanthrope peu avenant, cynique, cruel à l’occasion. Sans doute était-ce devenu mon rôle social, peut-être même ne faisais-je partie que d’une exception pour confirmer une règle. Mais peut-être aussi était-ce mon second chockawa du matin qui passait mal, ou alors ce jeune homme dehors, juste en face de mes fenêtres, réfugié depuis le début de la nuit sous des cartons usagés.
Non, malgré mon insomnie, je ne suis jamais allé voir si tout allait bien pour lui. En vérité, je m’en fichais : ce qui m’intéressait seulement était son degré de résistance au gel et de savoir s’il allait tenir jusqu’au matin. De cela, au moins, j’étais renseigné : les cartons avaient remué voici une heure à peine !

Autour de lui, le rythme du matin avait repris son cours : les Caspso-Sats s’ébrouaient une à une de leur couche de neige et filaient en douce, tandis que les piétons s’engonçaient dans leur veste thermique, sans même jeter un œil sur ce qui paraissait n’être qu’un tas de carton. Bientôt, les éboueurs entameraient leurs tâches quotidiennes et vraisemblablement ferais-je de même. J’avais deux applis assez simples à peaufiner pour vendredi, aussi m’accorderais bien quelques heures sans ardoise mais en compagnie de chants d’oiseaux sur arbres enneigés.

Le jeune homme vient de s’asseoir sur le sol. Il jette un long regard aux alentours et m’observe un long instant, moi, debout, dans l’encadrement de fenêtre, en train d’observer son œil tuméfié et ses lèvres traversées d’une large estafilade. Il a fait une grimace que je ne comprends guère, à mon attention peut-être, au reste du monde sûrement.
A ce moment, je me sens juste capable d’en avoir de la pitié, pitié dans le sens de piteux, pitoyable. Son œuf pourri sur le visage n’intriguera personne, pas davantage le sang séché sur le menton.
Tout à l’heure, les Gog+ achèveront sans doute le travail des éboueurs.          


Mercredi 10 03 2027.  Cela m’en a coûté une demi-nuit d’insomnie mais voilà que j’ai terminé mes commandes pour vendredi avec deux jours d’avance. Des applications de ce genre représentent un bon quart des revenus de Timeweather ; pour moi, elles ne fortifient jamais mes compétences et sont finalement strictement alimentaires.
Passe encore celle qui détermine les demandes des animaux de compagnie selon leurs attitudes (alors que le maître perçoit en général ce qu’il veut d’un seul coup d’oeil) ; ne passe pas du tout par contre une appli’ domestique qui mesure l’intensité de la couleur des fruits et légumes ! « Quoique… »,  répliqueront certains peintres. On n’imagine pas tout ce qui se retrouve dans les ardoises tactiles de quiconque !

Un peu désabusé, je l’avoue, j’ai enfourché un villo en quête de bols d’air :
je ne suis pas bien loin des zones vertes du sud de Bruxelles. La neige avait fondu et les oiseaux ne chantaient pas tant le ciel était sombre, bas et triste. Je me suis contenté du vent qui me giflait, des routes aux pavés qui me secouaient, des paysages mornes qui m’enveloppaient comme des nuages. Ma piste montait à cent mètres au-dessus du niveau de la mer. Mais il n’y avait pas l’océan. Juste un long ruban de circulation en contrebas où les Capso-Sats défilaient, aimantées en interminables bandes de mobiles hexagonaux. Entre eux et moi, de vastes territoires pelés étaient encore tigrés de blanc.
Essoufflé, je me suis assis sur une vieille borne de terre : le chuintement de la circulation lointaine étouffait celui de mes poumons. Je me sentais bien, je me suis vidé, je me suis rempli et, en vérité, je me ressourçais.


Jeudi 11 03 2027. 5479 jours nous séparent, vous et moi, soit 15 ans et un jour qui se lève un peu plus tôt chaque matin. Aujourd’hui, soleil et bonne humeur : j’ai empilé des rêves érotiques tout au long de ma nuit, et je ne vous dirai pas avec qui. Oui, soleil et bonnes nouvelles assurément : d’un côté, TimeWeather qui me confirme aujourd’hui par écrit mon positionnement en N4 et me félicite au passage pour notre excellent travail, à Sophie Montana et moi, (« En annexe, le détail de vos nouvelles prérogatives devrait vous intéresser, Monsieur Topo’ ! ») et, d’un autre côté, les Faceblokoeurs qui m’accordent un boni de trois journées sans ardoise, comme convenu depuis un mois.
J’ai aussitôt contacté Sophie pour nous congratuler réciproquement. « J’étais déjà N4… », me dit-elle, laconiquement, « … et il existe très peu d’avancées à ce niveau ! ». Premier nuage de la journée.
Et lorsque je lui proposai, sur un ton plus guilleret, de me scotcher dans une flânerie rurale et bucolique : second nuage épais, lourd et grisâtre. « Ma mission en ta compagnie est terminée ! » trancha-t-elle sèchement, sans le moindre signe de complicité pour les excellents moments que nous avions passés ensemble. J’avais la désagréable sensation de repérer un double-sens dans ses propos. Aurait-elle effectué l’autre jour une copie de mes applications en cours en profitant de mon désarroi face aux Gog+ ? N’était-ce pas en définitive sa mission secondaire, voire première ?
55ième jour en votre compagnie ; pour vous, un monde qui se construit jour après jour, pour moi, un puzzle qui se reconstitue au jour le jour.


à suivre sur Semaine 9

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