"Je m’appelle Bernard Topo. Je viens de Bruxelles en 2027, via une application que j’ai développée pour communiquer avec un passé où se pressentait déjà l’omnipotence de la technologie (l’ardoise digitale est comme le prolongement de la main) et des réseaux sociaux (les Faceblokoeurs veillent sur nos rapports humains et les Gog+ surveillent nos agissements).
L’évolution ne s’y décline pas en révolution : les pouvoirs financiers sont suprapotents, la politique brille par son absence, les technocrates exécutent et seule l’existence personnelle pimente encore d’un brin d’humanité ce futur qui vous est proche. Si proche que vous pouvez vous y retrouver et à la fois si lointain qu’on peut envisager ce constat comme l’un des multiples avatars de l’Histoire."

lundi 19 mars 2012

Semaine 9

Vendredi 12 03 2027. Les reconstitutions historiques ont la cote depuis quelques années déjà. La plupart des églises désacralisées sont réaffectées à ces instantanés vivants de la vie quotidienne ; quel décor plus merveilleux en effet que les anciens lieux de culte pour traverser l’Histoire du Moyen-âge Occidental à la révolution française de 1789. Point d’hologrammes dans ces spectacles, seulement des amuseurs en costumes et des accessoires de musées. Le gros des comédiens est assuré par des N inférieurs, ce qui leur assure un revenu occasionnel, mais les rôles d’importance sont exécutés en général par des passionnés, enthousiastes, collectionneurs et érudits.
Les nostalgiques du jadis, les mélancoliques en quête de racines et les affligés en manque de chair et d’os y dénichent leur bonheur hebdomadaire. C’est un public participatif le plus souvent et c’est aussi le moment idéal pour un bain de foule ou un contact autre que virtuel.

Pour ma part sans religion, j’ai néanmoins toujours été sensible aux intérieurs des églises, à leur lumière, leur odeur, leur « respiration ». Les théâtres qui y officient aujourd’hui les rendent plus grandioses encore, comme s’il avait manqué depuis toujours aux édifices des arcs-en-ciel éblouissants ou un léger flottement d’épices.
C’est juste, au demeurant : l’encens et les vitraux ne suffisaient peut-être qu’à la chrétienté !

Bref (il me faut bien vous planter décors et circonstances), c’est à l’église Sainte-Catherine que je suis tombé sur le jeune homme. Vêtu comme les autres figurants, son œuf sur le visage devenu violet et la blessure aux lèvres gonflant sa bouche, il y apostrophait le public avec une conviction inégalable. Moi, je m’en sentais complice, allez savoir pourquoi, et l’ai salué comme un vieil ami. Cela l’a apostrophé, de toute évidence. Puis, nous nous sommes présentés parce que cela semblait inéluctable. « Je m’appelle Bernard Topo’ ! Et vous ?» ai-je lancé. « Bonsoir, bien à vous, moi, c’est Timothy Fastoche ! », a-t-il répondu, comme s’il me présentait sa carte de visite. J’ai tourné les talons : la chose me semblait impossible.


Samedi 13 03 2027. « Tourner les talons n’était pas bien malin, je le reconnais ! », me lamentais-je en nous servant un autre chodka à ras-bord. Lorrie était en train de compulser les D4 des facegirls qu’on me proposait pour le week-end. C’était aussi ça, l’avancement en N4. J’avais droit aujourd’hui aux visages, et plus seulement aux noms : «  Retrouver ce jeune homme en pareil équipage sortait vraiment de mon entendement, tu vois ? », geignais-je en prenant une main de ma nièce entre les miennes. « … Et puis, les sorties en extérieurs, ça fragilise, on en a perdu l’habitude et… on réagit parfois à outrance ! ». Lorrie avait le sens du tac au tac : « A moins que ce ne soient les trois chocskis que tu avais dégusté deux étals plus avant ! ».
Sans doute.  Bien sûr que, dix pas plus loin, je m’étais aussitôt rendu compte de mon attitude ridicule ! Et, revenu alors sur mes pas en un tour de rein, le sieur Fastoche n’y était plus, évidemment. Stupide hallucination, en vérité !
 « Celle-ci, je choisirais celle-ci ! » poursuivit-elle, le doigt pointé sur une blonde qui, de fait, avait du chien !
On a parfois de ces conversations…

064   Dimanche 14 03 2027.  C’est la seconde nuit que je m’éveille cycliquement en quinte de toux, toutes les deux heures. Mes rêves sont à l’avenant : je vois des Timothy Fastoche partout ! Un scan sur mon miroir-médical me diagnostique une bronchite et, automatiquement, les médicaments tombent dans l’urne de pharmacie basique. Cela fait un bout de temps que je n’ai plus réachalandé ma réserve : il me manque un sirop de nuit, me signale-t-elle en clignotant.
Quant à ma facecopine de week-end, à première vue, du chien, elle en a, avec la frange de cheveux qui voile ses yeux brillantines mais elle en a également le caractère, soumise, mendiante et dans l’ombre de mes pas. Le pire du pire pour le loup solitaire que je suis. Jolie sans conteste, amourable certainement, Ketelle Larivière m’aguiche avec un hologramme prometteur. C’est finalement une parfaite petite louve, j’avoue que je suis séduit.
Je me suis quand même rappelé en aparté que n’importe qui peut prétendre se dénommer  Ketelle Larivière : le vieux voisin qui peste à toute heure sur tout qui passe devant sa fenêtre, l’adolescente qui joue de la  clarinette un immeuble plus loin ou, qui sait, Timothée Fastoche lui-même, pourquoi pas ! Peu importe l’illusoire, nous entamerons nos jeux érotiques à distance un peu plus tard dans la nuit. Sans certitudes, sans émotions et sans questions.



065   Lundi 15 03 2027. A l’approche du printemps, TimeWeather ne manque jamais  de sortir en rafale ses nouvelles applications que nous avons produites pendant l’hiver. C’est, paraît-il, une stratégie de suspense où, tandis que le désir vire en besoin chez le client, les chercheurs se serrent les coudes dans un stress créatif. A mon avis, il s’agit surtout de concentrer les frais de publicité sur une brève période et le pseudo-stress invoqué est quant à lui bien loin de nous rendre solidaires ou productifs, nous, les concepteurs.
Comme nombre de N4, j’ai accès à la liste d’appli’s en préquelle, des fois que nous aurions remarques à défendre ou modifications à effectuer. Comme toujours, bien sûr, chacun recherche d’abord celles sur lesquelles il a travaillé. De ce côté, cela me semble parfait en ce qui concerne les miennes, tant les intitulés que les vidéos d’accroche ou les résumés. L’équipe de Visibilité a fourni d’excellents produits, comme à son ordinaire, et je sais que mon amie Sandy y a particulièrement veillé.
N’imaginez rien : Sandy Birrage approche de ses quatre fois vingt ans et c’est une vieille dame résolue de garder ad vitam son veto.
La liste est touffue. Pas moins de soixante appli’s auxquelles auront accès tout qui est sur Faceblok ou autres réseaux sociaux satellites. Je l’ai consultée avec attention,  en quête de sang neuf et d’originalité.

« Timeline » est particulièrement intéressante, dans ma spécialité j’entends. Pour l’individu, elle permet de rassembler et trier tous documents le concernant depuis sa prime enfance, non seulement, mais encore d’établir sa généalogie dans le détail sur près de dix générations. Plus encore - et c’est cela qui est inédit - les documents non encore numérisés à ce jour sont répertoriés et localisés avec précision, y compris heures d’ouverture, personnel référent et jusqu’au coût exact pour en obtenir une copie.   

C’est au départ de cette programmation toute personnelle que j’ai conçu par la suite TempoTopo’ 04, l’appli’ qui me permet aujourd’hui de communiquer avec le passé, en l’occurrence avec vous. Me voici sidéré car, en d’autres termes, j’ai le sentiment très vif que quelqu’un s’est frauduleusement approprié la version 01 de mon développement !



066   Mardi 16 03 2027. Nul besoin n’était de juxtaposer les codes : c’est hallucinant comme l’architecture de Timeline coïncide avec celle de TempoTopo’ version 1. L’auteur présumé, un certain Chefy Thomas-Tito, ne s’était même pas embarrassé d’en modifier un tant soit peu la mouture.
Je crois aux coïncidences de conception : vous savez, ces inventions qui apparaissent au même moment chez différents chercheurs de par le monde. Cependant, je demeure très sceptique lorsque pareil hasard se produit dans la même entreprise !
Qui était-ce Cheffy ? J’ai envoyé un message dans ce sens aux collègues proches. Réponse immédiate de Sophie : « Chefy (un seul « f ») est un nouvel engagé N3. J’ai eu l’occasion de travailler en tandem avec lui : jeune et prometteur, d’origine inconnue. Très joli garçon au demeurant. » . Les autres réponses ont été rejetées, c’est donc celle de Sophie qui est la plus vraisemblable et, pour moi, la plus inquiétante : n’était-elle pas la seule à avoir accédé à ma tablette ?  J’aurai certes un œuf à peler avec elle mais je ne savais encore comment entamer l’écalage.



067   Mercredi 17 03 2027. « Vous vous souvenez de moi, Monsieur Topo’ ? », fit-il, nuque pliée et tête penchée à ma hauteur. Franchement, non. Ce grand gaillard blanc qui dépassait l’encadrement de la porte ne me rappelait rien, ni personne. Aucune comparaison avec l’entêté de l’autre fois ou le roquet, son comparse. Celui-ci était presque sympathique, mais je ne me faisais pas d’illusion : « Gog+ chez soi, souci pour soi ! », comme le fredonnaient les gosses à mi-voix entre leurs quenottes.
« C’est que je me trompe, excusez-moi, Monsieur Topo’ … », se reprenait-il aussitôt, le nez cette fois écrasé sur son ardoise digitale, pour reprendre contenance sans doute. « Bon, nous avons ici une petite affaire en cours, de cela vous vous en souvenez, n’est-ce pas ? ». Sans doute faisait-il allusion à cet « ami » décédé qui phagocytait pourtant ma propre tablette.
« J’espère que nous pensons à la même chose, en effet ! … Mais, depuis, je suis passé N4 !», ajoutai-je sur le ton d’un soliloque. De toute évidence, il était désappointé de ne pas être au courant. « … Félicitations pour cette promotion !... », soufflait-il avec un solide relent d’ail, « Vous n’êtes donc plus sous notre tutelle, Monsieur Topo’, … excepté en cas d’infraction grave, évidemment ! ». Rire grinçant. Tandis qu’il flirtait avec le plafond, moi, j’avais les yeux au niveau de sa poche de chemise bien repassée où son badge de Gog+ affichait les nom et matricule, des fois que nous aurions une plainte personnelle à formuler à leur encontre. Son nom avait de quoi m’écarquiller le regard : ce malabar n’avait pourtant rien à voir avec le jeune homme rachitique et sans abri !
« Voilà ! », constata-t-il avec un sourire large comme une tranche de pastèque, « Je me disais bien que vous alliez tôt ou tard vous souvenir de moi… ».

Par réflexe, j’avançai la main vers lui, persuadé subitement qu’il ne s’agissait que d’un hologramme et que je traverserais son costume comme une fumée. Bien mal m’en prit ! J’en ai encore le souvenir sur les traces que ses doigts blancs m’ont laissées à la gorge. J’avais vu s’approcher le plafond, mes yeux tourneboulaient sans doute dans leurs orbites. « Désolé, Monsieur Topo’ ! », grinça le Gog+ en me lâchant comme une vieille loque, « C’est pur réflexe ! ».
Et c’est comme un vieil ami qu’il a tourné les talons avec un petit signe de la main.
« J’apprécie fortement votre silence, sachez-le, Monsieur Topo’ ! » fut sa dernière réplique.                                                                                                                                                                                                                            

068   Jeudi 18 03 2027. Journée de liberté, sans ardoise digitale.



(à suivre sur Semaine 10)


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