"Je m’appelle Bernard Topo. Je viens de Bruxelles en 2027, via une application que j’ai développée pour communiquer avec un passé où se pressentait déjà l’omnipotence de la technologie (l’ardoise digitale est comme le prolongement de la main) et des réseaux sociaux (les Faceblokoeurs veillent sur nos rapports humains et les Gog+ surveillent nos agissements).
L’évolution ne s’y décline pas en révolution : les pouvoirs financiers sont suprapotents, la politique brille par son absence, les technocrates exécutent et seule l’existence personnelle pimente encore d’un brin d’humanité ce futur qui vous est proche. Si proche que vous pouvez vous y retrouver et à la fois si lointain qu’on peut envisager ce constat comme l’un des multiples avatars de l’Histoire."

mercredi 22 février 2012

semaine 3

Vendredi 29 01 2027. Aurais-je dû ou non me précipiter ?  La question n’était déjà plus d’actualité et, de toute façon, je n’ai aucun pouvoir sur le passé ! C’était hier soir l’essentiel de mes réflexions, à partir du moment où  Ingrid est arrivée chez moi, non, non, pas un hologramme qui s’installerait gentiment dans le salon, non, une entrée réelle, je veux dire physique !
Quel était le problème ? me direz-vous. « Quels étaient les problèmes !? » auriez-vous pu dire.
D’abord, j’ai presque la cinquantaine, vous le savez, et la donzelle – disons ! – trente de moins. Deuzio - et grand dommage que mon application ne puisse encore vous en transmettre une séquence vidéo ou ne serait-ce qu’un instantané -, cette jeune femme arborait décidément tous les charmes dont j’aurais pu fantasmer. Tertio, au fur et à mesure de la soirée, Ingrid n’a eu cesse de déployer ses connaissances étendues, sa pertinence aigüe, son intelligence originale, ai-je assez de mots pour la qualifier ? Mais le plus grave, Docteur, est que la distance géographique qui nous sépare elle et moi, n’atteint pas les 20 kilomètres, ce qui, selon Faceblok (pour des raisons d’économie d’énergie), nous impose une rencontre « live ». Pas question donc de se cacher sous un hologramme temporalisé, voire remastérisé ou relooké. 
La  nuit, nous avons finalement couché ensemble, avait-elle le choix puisqu’elle m’avait accepté comme « ami privilégié » de fin de semaine ? Et moi, avais-je d’autre choix que de seulement  l’embrasser sur le front et me retourner gentiment sur le côté, en maudissant la civilisation judéo-chrétienne d’où je suis issu ?


Samedi 30 01 2027. Tôt matin, frimousse à peine défroissée, Ingrid m’a embarqué dans un marathon de textos ou d’audios sur deux bonnes centaines de pages amies, communes ou non.
Elle ne se contentait pas de cliquer sur les choix les plus courants, elle avait aussi un avis spécifique sur tout ce qui passait à sa portée. A raison d’une minute par parution, lecture et commentaire compris, la matinée au lit fut grasse en bavardages et le gazouillis de son ardoise digitale criquecriquait encore dans mes oreilles quand  nous avons enfin pris le brunch, aux alentours de midi. Sans nul doute était-elle considérée comme une excellente addicte des réseaux sociaux et je félicitais le hasard de l’avoir élue chez moi pour le week-end car sa présence allait sans nul doute redorer mon blason, bien écaillé depuis un certain temps.
Sitôt finies ses bistèques (bouts de pain grillé fourrés de viande crue) et terminé son chodka (chocolat chaud à la vodka), la jeune femme semblait fin prête pour un second round. Elle comptait dérouler son après-midi, m’a-t-elle averti sans ambages, en rencontres diverses, et que je n’aie crainte du dérangement car il n’y aurait que des hologrammes pour envahir mon salon. Bien vu, bien entendu, j’étais bienvenu parmi eux.
Je n’aimais pas trop jouer le rôle de plante verte, aussi me suis-je claustré dans la chambre, le casque sensoriel vissé sur le crâne et le nez furetant dans mes applications.


30 01 2027. Déjà, à votre époque, les images se sentaient à l’étroit sur les écrans d’ordinateurs comme sur les téléviseurs.
Les premiers, après s’être affinés,  grignotèrent pouce par pouce du terrain. Quant aux seconds, plus fins et moins lourds, ils atteignirent rapidement des formats respectables sans perte de qualité de l’image. Paradoxalement peut-être, se développaient au même moment les premières tablettes nomades, format poche ou cahier, selon l’usage.
Cependant, pour l’ensemble des chercheurs high-tech, le « tout-en-un » semblait  incontournable, moins coûteux en matières premières, en main-d’œuvre, en frais de promotion ... et, argument béton, à l’achat pour les consommateurs.  Néanmoins, ne nous leurrons pas : de telles recherches étaient  éloignées de tout souci social ou énergétique, En effet, élargir la clientèle  en proposant un produit  hybride et unique paraissait aussi bien plus rentable aux investisseurs. Car, finalement, le bénéfice effectué auparavant via les « consommables » (les cartouches d’encre d’impression trop vite vides, les mémoires en sticks fragiles, etc.), tout cela allait être remplacé par l’obsolescence programmée des machines.  De surcroît, la complexité de l’utilisation des appareils nécessitait davantage de formation pour parvenir à la maîtriser.
Et, bientôt, la formule hybride de l’ordiviseur familial (digital, bien sûr, et « intelligent »,, évidemment !) commença à tapisser chaque pièce des habitations,  tandis que des téléviseurs géants envahissaient les rues, espaces commerciaux et lieux publics. Ceux-là diffusaient en permanence des séquences de « conseils » entrecoupées de renseignements plus généraux.


01 02 2027. Dans un premier temps, ce sont les ardoises digitales et les smartphones qui ont fusionné, puis, dans un deuxième, ce sont les microprojecteurs intégrés aux tablettes qui ont rencontré un engouement plus que général.
Le nec plus ultra, imaginez : netvisions, autovidéos, documents, bref, tout ce qu’encadre l’ardoise pouvait à présent se projeter sur n’importe quelle surface orbe, avec une luminosité et un contraste exceptionnel.
Viendraient s’ajouter par la suite d’autres fonctions quotidiennes, particulièrement en domotique et en impression de document sur feuilles effaçables et réutilisables.
Et tout cela avec un seul engin, ultra fin et léger, de 25 x 15 centimètres.
La version pliable et enroulable arrivera quant à elle beaucoup plus tard.
Mais n’anticipons pas…


02 02 2027. On a dépassé les -15° dans les hauteurs belges et, pourtant, les sommets  n’y  planent jamais au-delà des 700 mètres.
Autant dire que nos cols sont relevés et que nous pointons le nez dehors seulement si c’est indispensable.
Les livreurs sont débordés par leurs bons de commande en ligne, les taxinavettes sont microbées par leur surchauffe et beaucoup de N1 et N2 ont demandé un congé exceptionnel.
Suite aux gelées, il y a encore une kyrielle de morts dans l’est du continent où les températures atteignent des nombres invraisemblables, et même à l’occident, pourtant moins cruel. Ce sont pour la plupart des vieilles personnes imprudentes ou des N-1 et N-2, dont le niveau indique bien la fragilité permanente. Les N-2 m’évoquent les Sans Domicile de jadis, ceux qui se sont institutionnalisés dans les rues, les souterrains du métro et autres endroits moins commodes encore… autres « envers », aurais-je dû dire. 
Dopé au café brûlant pour ma part, j’ai travaillé chez moi, comme d’habitude. Je n’arrive toujours pas à propulser des séquences d’images/sons via mon application TempoTopo’ ! Ou plutôt : oui, j’y parviendrais pour peu que mon filtrage soit plus puissant. C’est ce satané paravent qui me pose problème. Bien trop étroit pour des données plus lourdes qu’un message alphanumérique ! Et l’évaser représente un sérieux risque proportionnel d’être capté par les véhicules des Gog+, ou par le moindre Faceblokoeur un tantinet doué.
Bref - mes fatrasies techniques pouvant faire fuir mes interlocuteurs -, sachez que j’étais obnubilé aujourd’hui par mes recherches, si bien que la soirée n’a guère tardé à me tomber dessus. Et, à présent que la lumière du jour est devenue lumière artificielle, je vous écris ce billet en vitesse avant de me faire porter une crêpe fourrée à domicile, Chandeleur oblige.
03 02 2027. Cette nuit, j’ai rêvé de ma femme. En fait, rien de plus normal puisque cela fait deux ans jour pour jour que mon frère et Cécilia sont décédés. Ce qu’ils faisaient ensemble à la côte belge n’a plus aucune espèce importance pour moi aujourd’hui. Je préfère conserver un souvenir de chacun, individuellement. Je me souviens que la première chose que j’ai dite en apprenant la nouvelle était : « c’est quand même dingue qu’à notre époque où la plupart des circonstances sont évaluées, mesurées, calculées, nous soyons encore autant impuissants face à un stupide accident ». Et, pour une fois, j’avais surpris un brin d’humanité dans le regard du Gog+ qui avait été chargé de m’annoncer la nouvelle.
Dans mon rêve, ma femme n’avait pas encore trente ans, l’âge qu’elle avait à l’époque où vous me lisez, à peu près le même que David, mon jeune frère. J’aimerais les retrouver chez vous, par hasard. 


Jeudi 04 02 2027. Entre voisins, on ne se connait pas suffisamment pour se reconnaitre, des fois que nous soyons amis sur les réseaux sociaux.
De plus, la tendance actuelle est à l’anonymat, car, depuis le début du millénaire (et même auparavant), la carte de l’individu s’était outrancièrement confinée au paraître plutôt qu’à l’être. Réaction : les vidéos actuelles sur nos journaux de bords sont de plus en plus dépersonnalisées. Dès lors, le « nerd » qui me communique les meilleures infos sur le temps virtuel n’est peut-être que le grand jeune homme du premier étage ! Et quand je choisis dans la liste hebdomadaire le prénom d’une femme pour m’escorter, je ne suis jamais certain que ce n’est pas la jeune fille de l’appartement d’en face.
L’expérience de la semaine dernière m’avait certes refroidi : la spontanéité d’Ingrid avait eu beau me rafraîchir, sa présence à demeure m’avait plutôt frigorifié. En définitive, refermé dans ma coquille lors de son séjour, je n’avais respiré enfin qu’à l’heure de son départ.
Je jette donc un œil circonspect sur la liste de prénoms qui m’est proposée cette semaine. J’hésite à présent entre la sonorité de « Maryline » et celle de « Mylène ».
Peut-être sera-ce à elles de faire la différence ?


(à suivre sur Semaine 4)


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