Vendredi 29 01 2027. Aurais-je dû ou non me précipiter ? La question n’était déjà plus d’actualité et,
de toute façon, je n’ai aucun pouvoir sur le passé ! C’était hier soir
l’essentiel de mes réflexions, à partir du moment où Ingrid est arrivée chez moi, non, non, pas un
hologramme qui s’installerait gentiment dans le salon, non, une entrée réelle,
je veux dire physique !
Quel était le problème ? me direz-vous. « Quels étaient les
problèmes !? » auriez-vous pu dire.
D’abord, j’ai presque la cinquantaine, vous le savez, et la donzelle –
disons ! – trente de moins. Deuzio - et grand dommage que mon application
ne puisse encore vous en transmettre une séquence vidéo ou ne serait-ce qu’un
instantané -, cette jeune femme arborait décidément tous les charmes dont j’aurais
pu fantasmer. Tertio, au fur et à mesure de la soirée, Ingrid n’a eu cesse de
déployer ses connaissances étendues, sa pertinence aigüe, son intelligence
originale, ai-je assez de mots pour la qualifier ? Mais le plus grave,
Docteur, est que la distance géographique qui nous sépare elle et moi,
n’atteint pas les 20 kilomètres, ce qui, selon Faceblok (pour des raisons
d’économie d’énergie), nous impose une rencontre « live ». Pas
question donc de se cacher sous un hologramme temporalisé, voire remastérisé ou
relooké.
La nuit, nous avons finalement couché
ensemble, avait-elle le choix puisqu’elle m’avait accepté comme « ami
privilégié » de fin de semaine ? Et moi, avais-je d’autre choix que
de seulement l’embrasser sur le front et
me retourner gentiment sur le côté, en maudissant la civilisation judéo-chrétienne
d’où je suis issu ?
Samedi 30 01 2027. Tôt matin, frimousse à peine défroissée, Ingrid m’a embarqué dans un marathon de textos ou d’audios sur deux bonnes centaines de pages amies, communes ou non.
Elle ne se contentait pas de cliquer sur les choix les plus courants, elle
avait aussi un avis spécifique sur tout ce qui passait à sa portée. A raison
d’une minute par parution, lecture et commentaire compris, la matinée au lit
fut grasse en bavardages et le gazouillis de son ardoise digitale
criquecriquait encore dans mes oreilles quand
nous avons enfin pris le brunch, aux alentours de midi. Sans nul doute
était-elle considérée comme une excellente addicte des réseaux sociaux et je
félicitais le hasard de l’avoir élue chez moi pour le week-end car sa présence
allait sans nul doute redorer mon blason, bien écaillé depuis un certain temps.
Sitôt finies ses bistèques (bouts de pain grillé fourrés de viande crue) et
terminé son chodka (chocolat chaud à la vodka), la jeune femme semblait fin
prête pour un second round. Elle comptait dérouler son après-midi, m’a-t-elle
averti sans ambages, en rencontres diverses, et que je n’aie crainte du
dérangement car il n’y aurait que des hologrammes pour envahir mon salon.
Bien vu, bien entendu, j’étais bienvenu parmi eux.
Je n’aimais pas trop jouer le rôle de plante verte, aussi me suis-je claustré
dans la chambre, le casque sensoriel vissé sur le crâne et le nez furetant dans
mes applications.
30 01 2027. Déjà, à votre époque, les images se sentaient à l’étroit sur les écrans d’ordinateurs comme sur les téléviseurs. Les premiers, après s’être affinés, grignotèrent pouce par pouce du terrain. Quant aux seconds, plus fins et moins lourds, ils atteignirent rapidement des formats respectables sans perte de qualité de l’image. Paradoxalement peut-être, se développaient au même moment les premières tablettes nomades, format poche ou cahier, selon l’usage.
Cependant, pour l’ensemble des chercheurs high-tech, le
« tout-en-un » semblait incontournable,
moins coûteux en matières premières, en main-d’œuvre, en frais de
promotion ... et, argument béton, à l’achat pour les consommateurs. Néanmoins, ne nous leurrons pas : de
telles recherches étaient éloignées de
tout souci social ou énergétique, En effet, élargir la clientèle en proposant un produit hybride et unique paraissait aussi bien plus
rentable aux investisseurs. Car, finalement, le bénéfice effectué auparavant
via les « consommables » (les cartouches d’encre d’impression trop
vite vides, les mémoires en sticks fragiles, etc.), tout cela allait être
remplacé par l’obsolescence programmée des machines. De surcroît, la complexité de l’utilisation
des appareils nécessitait davantage de formation pour parvenir à la maîtriser.
Et, bientôt, la formule hybride de l’ordiviseur familial (digital, bien sûr, et
« intelligent »,, évidemment !) commença à tapisser chaque pièce
des habitations, tandis que des
téléviseurs géants envahissaient les rues, espaces commerciaux et lieux
publics. Ceux-là diffusaient en permanence des séquences de
« conseils » entrecoupées de renseignements plus généraux.
01 02 2027. Dans un premier temps, ce sont les ardoises digitales et les smartphones qui ont fusionné, puis, dans un deuxième, ce sont les microprojecteurs intégrés aux tablettes qui ont rencontré un engouement plus que général.
Le nec plus ultra, imaginez : netvisions, autovidéos, documents, bref,
tout ce qu’encadre l’ardoise pouvait à présent se projeter sur n’importe quelle
surface orbe, avec une luminosité et un contraste exceptionnel.
Viendraient s’ajouter par la suite d’autres fonctions quotidiennes,
particulièrement en domotique et en impression de document sur feuilles
effaçables et réutilisables.
Et tout cela avec un seul engin, ultra fin et léger, de 25 x 15 centimètres.
La version pliable et enroulable arrivera quant à elle beaucoup plus tard.
Mais n’anticipons pas…
02 02 2027. On a dépassé les -15° dans les hauteurs belges et, pourtant, les sommets n’y planent jamais au-delà des 700 mètres. Autant dire que nos cols sont relevés et que nous pointons le nez dehors seulement si c’est indispensable.
Les livreurs sont débordés par leurs bons de commande en ligne, les
taxinavettes sont microbées par leur surchauffe et beaucoup de N1 et N2 ont
demandé un congé exceptionnel.
Suite aux gelées, il y a encore une kyrielle de morts dans l’est du continent
où les températures atteignent des nombres invraisemblables, et même à
l’occident, pourtant moins cruel. Ce sont pour la plupart des vieilles personnes
imprudentes ou des N-1 et N-2, dont le niveau indique bien la fragilité
permanente. Les N-2 m’évoquent les Sans Domicile de jadis, ceux qui se sont
institutionnalisés dans les rues, les souterrains du métro et autres endroits
moins commodes encore… autres « envers », aurais-je dû dire.
Dopé au café brûlant pour ma part, j’ai travaillé chez moi, comme d’habitude.
Je n’arrive toujours pas à propulser des séquences d’images/sons via mon
application TempoTopo’ ! Ou plutôt : oui, j’y parviendrais pour
peu que mon filtrage soit plus puissant. C’est ce satané paravent qui me pose
problème. Bien trop étroit pour des données plus lourdes qu’un message
alphanumérique ! Et l’évaser représente un sérieux risque proportionnel
d’être capté par les véhicules des Gog+, ou par le moindre Faceblokoeur un
tantinet doué.
Bref - mes fatrasies techniques pouvant faire fuir mes interlocuteurs -, sachez
que j’étais obnubilé aujourd’hui par mes recherches, si bien que la soirée n’a
guère tardé à me tomber dessus. Et, à présent que la lumière du jour est
devenue lumière artificielle, je vous écris ce billet en vitesse avant de me
faire porter une crêpe fourrée à domicile, Chandeleur oblige.
03 02 2027. Cette nuit, j’ai rêvé de ma femme. En fait, rien de plus
normal puisque cela fait deux ans jour pour jour que mon frère et Cécilia sont
décédés. Ce qu’ils faisaient ensemble à la côte belge n’a plus aucune espèce
importance pour moi aujourd’hui. Je préfère conserver un souvenir de chacun,
individuellement. Je me souviens que la première chose que j’ai dite en
apprenant la nouvelle était : « c’est quand même dingue qu’à notre
époque où la plupart des circonstances sont évaluées, mesurées, calculées, nous
soyons encore autant impuissants face à un stupide accident ». Et, pour
une fois, j’avais surpris un brin d’humanité dans le regard du Gog+ qui avait
été chargé de m’annoncer la nouvelle.
Dans mon rêve, ma femme n’avait pas encore trente ans, l’âge qu’elle avait à
l’époque où vous me lisez, à peu près le même que David, mon jeune frère.
J’aimerais les retrouver chez vous, par hasard.
Jeudi 04 02 2027. Entre voisins, on ne se connait pas suffisamment pour se reconnaitre, des fois que nous soyons amis sur les réseaux sociaux. De plus, la tendance actuelle est à l’anonymat, car, depuis le début du millénaire (et même auparavant), la carte de l’individu s’était outrancièrement confinée au paraître plutôt qu’à l’être. Réaction : les vidéos actuelles sur nos journaux de bords sont de plus en plus dépersonnalisées. Dès lors, le « nerd » qui me communique les meilleures infos sur le temps virtuel n’est peut-être que le grand jeune homme du premier étage ! Et quand je choisis dans la liste hebdomadaire le prénom d’une femme pour m’escorter, je ne suis jamais certain que ce n’est pas la jeune fille de l’appartement d’en face.
L’expérience de la semaine dernière m’avait certes refroidi : la
spontanéité d’Ingrid avait eu beau me rafraîchir, sa présence à demeure m’avait
plutôt frigorifié. En définitive, refermé dans ma coquille lors de son séjour,
je n’avais respiré enfin qu’à l’heure de son départ.
Je jette donc un œil circonspect sur la liste de prénoms qui m’est proposée
cette semaine. J’hésite à présent entre la sonorité de « Maryline »
et celle de « Mylène ».
Peut-être sera-ce à elles de faire la différence ?
(à suivre sur Semaine 4)
(à suivre sur Semaine 4)
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