"Je m’appelle Bernard Topo. Je viens de Bruxelles en 2027, via une application que j’ai développée pour communiquer avec un passé où se pressentait déjà l’omnipotence de la technologie (l’ardoise digitale est comme le prolongement de la main) et des réseaux sociaux (les Faceblokoeurs veillent sur nos rapports humains et les Gog+ surveillent nos agissements).
L’évolution ne s’y décline pas en révolution : les pouvoirs financiers sont suprapotents, la politique brille par son absence, les technocrates exécutent et seule l’existence personnelle pimente encore d’un brin d’humanité ce futur qui vous est proche. Si proche que vous pouvez vous y retrouver et à la fois si lointain qu’on peut envisager ce constat comme l’un des multiples avatars de l’Histoire."

samedi 25 février 2012

semaine 6

Vendredi 19 02 2027. J’ai vérifié son profil de fond en comble : cela m’avait échappé à première vue (et je n’avais apparemment pas été le seul) mais, en y regardant de très près, Timothy Fastoche est en effet décédé en 21, le 18 mars à 17h06 exactement. Officiellement, il aurait succombé suite à « une longue et pénible maladie », selon la formule toujours consacrée.

Le 15 janvier, le gars me proposait pourtant son amitié. Je ne le connaissais pas, comme la plupart des autres, et je marquai un certain temps à répondre, sous l’impulsion d’une rébellion un peu puérile, je le reconnais. Ce sera d’ailleurs un Faceblokoeur qui me remettra à l’ordre, petite décharge à l’appui sur mon ardoise ; en effet, au-delà de 10 amis communs (nous en avions 11), il n’est plus permis d’écarter une invitation.
Bizarre tout de même que le gardien des réseaux n’ait pas été au fait de son décès !

Le 7 février, alors que je suis de sortie, c’est Marylin – mon escort girl du moment - qui m’avertit du passage de son hologramme, dans ma cuisine ! « Cet homme est étrange, bizarre ! », me dira-t-elle, sans que je puisse tirer un seul mot de plus de cette bavarde invétérée. La ligne du temps de Timothy ne m’avait à l’époque pas appris grand-chose : neuro-linguiste né en 1982, en couple avec Patty Rivière.

Et trois jours plus tard, le mort me répondait un « oui » laconique à ma question de savoir s’il avait voulu me rencontrer. 

Quelque chose ne cadrait pas non plus avec mes investigations du jour : Patty Rivière n’existait plus que dans les archives, disparue il y a deux ans à l’âge canonique de…  96 ans !
« Vous avez toute la fin de semaine pour plancher sur le sujet, Monsieur Topo’ ! », m’avait averti le Gog+ en me montrant son grand dos blanc. Je savais qu’il serait tenace. Mais je savais également que tant qu’il s’entêterait à propos de Timothy, j’y gagnerais en répit avec mon application temporelle !


Samedi 20 02 2027. Les fins de semaine ne sont plus que des jalons indicateurs sur les calendriers.
Voilà bien longtemps que dimanches ou samedis ne se distinguent plus des autres jours de la semaine. Certes, le commerce en ligne avait assurément montré la voie. Quant à l’argument « 7 sur 7, 24 sur 24 », il n’avait eu cesse de gagner du terrain sous prétexte de relance économique, même si les syndicats de travailleurs y avaient toujours mis la pédale douce, arguant de droits acquis à grand peine au cours du siècle précédent.
Paris ultimes des pouvoirs économiques et financiers, primo, les heures supplémentaires qui étaient censées augmenter le pouvoir d’achat, et, deuzio, la large disponibilité des horaires d’ouverture qui favorisaient la souplesse des horaires contractuels…  Jusqu’aux écoles et universités qui suivirent bientôt le pas !
Effets collatéraux inéluctables : à défaut de solide argumentaire, la souplesse obligatoire muta en fragilité, la fragilité mua en désastre et, résultat des courses, le précariat avait fait tache d’huile en moins de deux, deux comme la société le devenait : duale, dont la fracture béante engloutissait toute une classe moyenne pourtant températrice.
L’analyse vous semble peut-être obscure ; rappelez-vous donc que je ne suis ni financier, ni économiste, ni politicien, ni même historien, sauf lorsque je parle de ma (petite) ligne de vie.
J’en étais d’ailleurs à ruminer d’autres circonstances lorsque Lorrie s’est emparée de mon énigme avec délectation. Depuis qu’elle est gosse, ma nièce a toujours été férue en défis de logique et je dois admettre que c’est moi qui lui en avais inoculé le plaisir car, à la demande de mon frère et au grand dam de sa mère, je lui étais devenu un père secondaire. Ce que me reprochait Janice était de ne pas avoir été assez clair lors de notre petite année de vie commune en 2004-2005, avant pour moi croiser Cécilia, ma future femme. De fait, Lorrie aurait pu être notre fille si je l’avais voulu. L’Histoire de l’humanité est également encombrée de petites histoires personnelles : les regrets et les rancœurs n’en sont que les aléas.  


Dimanche 21 02 2027. « En couple avec ??? », ne cesse de m’interpeler le rectangle clignotant sur mon ardoise.
J’avais oublié que nous étions en week-end ! Satané Faceblokoeur, va ! J’ai quasi envie de le narguer avec le nom de ma nièce… Mais que n’ai-je déjà assez de fil comme ça à retordre pour le moment avec les gaillards blancs de Gog+ ! Et puis, allez donc provoquer une machine !? Tout le monde sait pertinemment bien que les Faceblokoeurs n’existent que dans nos imaginaires…
Lorrie a finalement passé la nuit en recherches fébriles. Plusieurs fois, je me suis relevé pour la dissuader de la faire blanche mais le geste de me taire, esquissé d’une main vague par ardoises interposées, me renvoyait aussitôt au lit.
Deux détails la turlupinaient : d’abord, la date du décès de Patty Rivière (la comparse de Timothy) qui concordait à la seconde près avec celle… de Cécilia, sa tante, ma femme ! Le 3 février 2025, 2 heures 39 du matin, comme si cette coïncidence nous avait tous rapprochés. Ensuite, comme moi, elle trouvait étrange que la date de naissance de cette nonagénaire (en 1929) ne concordât nullement avec celle de son mari ; or, supputait-elle, si on inverse les deux derniers chiffres de celle de Timothy (82 devenant 28) ou encore de cette Patty (29 devenant 92), on peut alors les apparenter.
Cela me semblait bien alambiqué !
Que non, assurait-elle, ça sent à plein nez des identités qu’on a trafiquées ! Pour que les machines n’arrivent pas à déceler le bidouillage, il faut toujours qu’il y ait un pourcentage certain de vérité. A mon avis, nos deux loustics ne sont pas ceux de leur pedigree !
« Quel est alors ton scénario ? », m’intéressais-je alors, subjugué par la pertinence de celle qui, finalement, aurait bien pu être ma fille.


Lundi 22 02 2027. Cela fait un bail que je n’ai plus pris un copieux petit-déjeuner en aussi gourmande compagnie.
Lorrie nous a enfilé trois myoburgers et autant de bistèques au krill, arrosé de chotkawas. J’en avais fait quasi de même de l’autre côté de l’ardoise. Pourtant, Faceblok sait que la viande artificielle n’est pas ma chotkathé !

L’alimentation a elle aussi souffert de charabia. L’extinction des baleines et la poudre de cacaotiers transgéniques avaient entre autre provoqué de nouvelles habitudes radicales dans la gastronomie. Des cultures d’essaims de krills forment aujourd’hui des bancs de milliers d’hectares tout au long des eaux froides des océans et produisent plus d’un milliard de tonnes. Le cacaoyer, quant à lui, avait décuplé de taille sous la canopée de régions basses, touffues, chaudes et humides.
On était déjà accoutumé aux criquets confits, aux œufs de termites en gelée, aux vers à bières, mais pas encore à ce que des tonnes de krills se déclinent de tant et tant de façons (natures, séchées, en purée, en poudre,…) ni à ce que le chocolat devienne aussi envahissant que le sucre ou le spéculoos en d’autres temps.
Les inconditionnels de la viande n’ont pas été épargnés : bœufs, moutons, porcs, poulets, etc. ont quitté les prés, soues et basses-cours pour les laboratoires, et les éleveurs sont devenus hautement qualifiés en culture de cellules souches musculaires. Par ailleurs, la plupart des fermes ont été réaffectées en gites ruraux,
et les prairies romantiques d’antan en zones écologiques sous surveillance.

Rassasiée, son hologramme pâteux entre les bras d’un fauteuil de mon salon, Lorrie me dévoilait à présent le scénario qu’elle avait concocté durant la nuit au départ de ses maigres indices. A vrai dire, au fur et à mesure de son développement, je dois admettre qu’il tenait sacrément la route ! La théorie de l’accident conjugué était plus que vraisemblable ; j’étais par contre moins convaincu par son histoire absurde de filiation. Mais je n’en dirai pas davantage avant vérifications !


Mardi 23 02 2027. TimeWaether a décroché hier un contrat tellement colossal qu’il a fait sortir un gestionnaire N6 de sa tanière.
Nous ne sommes qu’une petite dizaine à avoir été élus dans son bureau virtuel de Rio et j’y reconnaissais seulement Sophie Montana, juste à ma droite. Ca sentait la promotion ! Mais, pour ma part, seul m’épatait encore de pouvoir ainsi propulser mon hologramme à l’autre bout du monde en quelques nanosecondes : mon âge n’a pas éliminé en moi l’enfant candide sur les genoux d’un quelconque papa Topo’.
L’homme, décontracté dans son fauteuil aquatique, ressemblait à un explorateur du siècle dernier au retour d’une chasse au ligre : ne lui manquait plus qu’un casque blanc et un fusil en trombone. Son discours fut interminable, il y avait des enjeux !
Les traductions simultanées me saoulaient comme un assaut de mouettes. Peut-être même me suis-je endormi quelque peu car Sophie m’a subitement agressé : « Si tu veux qu’on travaille ensemble, Monsieur Topo’, sois un peu plus attentionné, please !’ ». J’ai sauté sur pied comme l’autre jour hors de son lit.
Bref, j’ai pris mon mal en patience, ne m’intéressaient finalement que les considérations pratiques.
Elles n’ont jamais atteint la batterie de tablettes du chasseur de bénéfices. En fait, en résumé, ce serait à l’équipe de les déterminer. Ce que j’en ai retenu, c’est que nous avions « à procéder à une accentuation significative de l’obsolescence programmée des ardoises digitales », sans que cela soit significatif pour l’utilisateur, bien vu, bien entendu. J’ai pressenti également que Sophie et moi serions en recherche conjuguée : elle de par sa spécialité mathématique en torsion des matériaux, moi du fait de mes compétences en temporalité.
Je pouvais oublier Timothy pendant un mois, pour le moins. TimeWeather m’offrait une carte temporaire de priorité professionnelle qu’aucun Gog+ ne pourrait outrepasser. Et, une fois upgradé N4, j’aurais le droit de reprendre mes recherches personnelles sur mon application TempoTopo’, cautionnées de surcroit par mes N+ !


Mercredi 24 02 2027. Je les attendais depuis lundi, sans autre élément à leur présenter que le scénario suggéré par Lorrie.
C’était bien maigre, en effet, et peu convaincant. Je l’ai bien vu dans le regard vaseux du Gog+ qui tournait et retournait ma carte de priorité professionnelle toute fraiche entre ses doigts aux gants blancs, comme s’il y cherchait une quelconque preuve de falsification. « Votre histoire est plutôt alambiquée et, si je peux me permettre, bien peu convaincante ! », concluait-il en scannant la carte sur l’ardoise-poche de sa veste. Il semblait déçu de ne pas pouvoir m‘asticoter davantage mais j’ai clairement compris que ma captcha-card ne me serait qu’un sursis. Aussitôt mon mandat terminé à TimeWeather, la question de Timothy Fastoche ressurgirait de son casque comme un lapin d’un chapeau.
Avant de disparaître, il a encore coulé un œil sur Sophie Montana qui était en train de lancer des myriades de calculs simultanés sur sa tablette quantique. « Vous collaborez donc en live ? », marmonna-t-il, lourd et complice, en jaugeant les atours de ma collègue. Les Gog+ auraient-ils donc aussi un brin de sexualité ?


Jeudi 25 02 2027. Côté architectural, il n’y a plus eu de projets pharaoniques depuis la Burj Khalifa de Dubaï qui pointait son nez à 828 mètres.
Bruxelles, elle, qui n’est plus capitale d’aucun pays, ne peut qu’éviter le massacre urbanistique des sixties, excepté au quartier Nord où les tours administratives de la Vlaanderen s’hérissent comme des pieux protecteurs de leur territoire.
La nouvelle tendance est entre autre de transformer les toits pentus des vieilles maisons en penthouses de 50 mètres carrés d’habitation, loués aux solitaires (aux « asociaux », diraient d’aucuns !). De fait, les jardins suspendus ont la cote et c’est d’ailleurs ce que j’envisage d’occuper quand je passerai au N4 car ce n’est pas dans mon projet de vie de me stabiliser en couple et de fonder famille, n’en déplaise aux Faceblokoeurs.
A ce propos, aussi louve que je suis loup, Sophie Montana et moi avons choisi d’être en couple jusqu’à la fin de nos travaux. Et puis, finalement, un peu de libido for real ne peut qu’assainir nos sens comme nos corps !

(à suivre sur Semaine 7)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire