"Je m’appelle Bernard Topo. Je viens de Bruxelles en 2027, via une application que j’ai développée pour communiquer avec un passé où se pressentait déjà l’omnipotence de la technologie (l’ardoise digitale est comme le prolongement de la main) et des réseaux sociaux (les Faceblokoeurs veillent sur nos rapports humains et les Gog+ surveillent nos agissements).
L’évolution ne s’y décline pas en révolution : les pouvoirs financiers sont suprapotents, la politique brille par son absence, les technocrates exécutent et seule l’existence personnelle pimente encore d’un brin d’humanité ce futur qui vous est proche. Si proche que vous pouvez vous y retrouver et à la fois si lointain qu’on peut envisager ce constat comme l’un des multiples avatars de l’Histoire."

dimanche 8 avril 2012

semaine 12 (82-88)

TOUTE LA SEMAINE 12
(épisodes 82 à 88)
EN UN COUP D’ŒIL !
 
Episode 82. Vendredi 02 04 2027. Je suis de très mauvaise humeur. Primo, j’ai dû caser Lorrie dans son armoire car sa pertinence coutumière ne m’est d’aucune utilité pour digérer le boniment de mon vieux Steve. Dans « boniment », on trouve d’ailleurs les racines « bonus » et « mensonge » ; c’est ainsi que je qualifie son baratin, avec tout le respect et la tendresse que je lui dois. A vrai dire, je ne compte même pas le répéter ici : je ne tiens pas à dégrader mon discours par un scénario de la pire sociale-fiction qui soit !
Secundo (et de plus !), j’ai rendez-vous cet après-midi avec mes collègues au « Sixties years after », un bar rétro’ qui ne diffuse que de la musique des sixties-seventies et offre une carte idoine de bières et de plats d’époque. Cela fait presque deux mois que nous n’avons plus eu une de ces réunions conviviales, et, cette fois, cela me fait souci de retrouver Sophie Montana entre quatre-z’yeux. Malvenu sans doute d’étaler notre différent en public mais, vu sous un autre angle, si je ne dis rien à propos de mes soupçons à son encontre, pour qui passerai-je si un jour cela se savait ?
Episode 83. Samedi 03 04 2027. La notification officielle (je ne suis plus habitué à recevoir des messages écrits avec autant de protocole) de TimeWeather, qui entérine les propos d’hier de Sophie Montana, est arrivée tôt ce matin, comme si les N supérieurs voulaient absolument que je me mette illico à la tâche.
En substance, et dans leur style de message-maison, plutôt décontracté : « … Ton appli’ TempoTopo’ nécessite encore de profondes modifications pour être opérationnelle à 150%, tu le sais. Mais je ne suis pas le seul à compter sur tes compétences pour en finaliser le développement. Entretemps, elle sera utilisable en version bêta-labo pour tests internes et… bla bla bla… etc. J.-P. ». Jean-Philippe est le coordinateur direct de mon équipe, celui par qui gravitent toutes les infos montantes et descendantes. C’est un gros débonnaire de N5 dont je me méfie car il a une tête d’hypocrite et des manières trop serviles pour être franches. Déjà qu’à partir du niveau 5, on n’utilise plus que les initiales et surtout plus les noms de famille ! J’espère pour lui que je me trompe mais J.-P., en chef qui se respecte, n’est d’ailleurs apprécié par personne et je ne suis pas le seul à le tenir à distance. Lui et Sophie, par exemple, sont comme les doigts d’un manchot : à mon avis, il y a dû avoir une affaire entre eux. Un faux-jeton et une garce ne peuvent pas faire bon ménage !
A propos de Sophie, elle a beau prétendre avoir divulgué publiquement mes recherches pour mon propre bien, ma sécurité et ma pérennité, je demeure sceptique quant à ses bonnes intentions. « Tu es de toute façon le seul de TimeWeather à pouvoir finaliser la TempoTopo’ ! », essaie-t-elle de me caresser dans le sens du poil. Non, à mon sens, Sophie Montana et son acolyte, le jeune Chefy Thomas-Tito , ont bel et bien cru pouvoir reprendre l’appli' à leur propre compte sans y être en définitive parvenus. D’autant plus que lui aussi en est, un de ces Timothy-Fastoche comme ceux décrits par mon vieux Steve !

« Méfie-toi ! Ne te laisse pas embobiner ! » me harangue en permanence Lorrie, ma nièce. Finalement, elle aussi voit plutôt juste et ne délire pas autant que je l’imagine ! C’est tout-à-fait normal, du reste : n’est-ce pas moi qui l’ai… éduquée ?
Episode 84. Dimanche 04 04 2027. La fraicheur lumineuse du matin et un soleil torride à midi sont un cocktail détonnant pour un vrai dimanche comme d’antan : apéro et barbecue, dolce farniente et parties de boules arrosées d’alcool à l’anis. En l’occurrence, je suis vautré sur la terrasse d’un bar sur le toit d’une ancienne usine, à sept étages de hauteur ; j’ai une cruche d’eau augmentée à ma gauche et Lorrie à ma droite qui me grille mécaniquement des grillons ; le vent tiède nous rafraichit sous les parasols et, tout en dictant mon épisode du jour à mon ardoise digitale, je sens la sieste doucement m’envahir comme l’électron se libère de son noyau. 
Cela fera bientôt trois mois que je consigne dans ce journal les moments forts de mon existence. Outre la prouesse technologique de communiquer avec le passé (toutes proportions gardées, ce n’est qu’une petite quinzaine d’années en arrière !), ce monologue quotidien a pour seul effet d’évacuer mes craintes, mes angoisses ou mes doutes et, plus rarement comme aujourd’hui, d’afficher mes envies, mes certitudes et mes petits bonheurs. Comme déjà dit précédemment, je pense, l’essentiel est davantage pour moi aujourd’hui dans le plaisir de la parole écrite que dans l’espoir d’être lu ou entendu.
Une autre finalité ne serait sans doute qu’illusion réciproque entre vous et moi.
Episode 85. Lundi 05 04 2027. Et c’est parti comme un lundi d’antan, un vrai début de semaine comme on n’en fait plus. Concernant mon appli’ TempoTopo’, j’ai à établir mon plan de recherche ainsi qu’une ébauche d’échéancier à fournir pour vendredi, ainsi que me l’a suggéré J.-P. dans sa notification. En échange, je suis libéré de toutes contraintes, mais, quant à moi, je préférais nettement accomplir d’autres tâches pour m’abandonner entre-deux à mon développement comme un loisir.
N’empêche que, dès matin, la FaceBlokoeuse de service ne s’est pas gênée pour me rappeler mes obligations sociales dans le Réseau, en me tarabustant au passage : « Vous avez une sacré tendance à la misanthropie, n’est-ce pas, Monsieur Topo’ ? » grinçait son avatar qui affichait des quenottes plus blanches qu’un Gog+. Non, je n’ai pas vécu « un couple momentané » depuis un temps certain ; non, je n’ai répondu à aucune invitation évènementielle de ces dernières semaines ; non, je n’ai pas commenté d’infos amicales depuis longtemps ; non, je n’ai donné aucune information en pâture à quiconque ; rien de tout cela.
Ma position de N4 ne semblait guère lui suffire. C’était une bonne femme très procédurière - rien à voir avec Fatey ! -, bien retranchée derrière son anonymat de circonstance. Je ne lui ai pas caché un profond agacement : n’ai-je pas d’autres missions plus intelligentes à remplir ? De plus, elle se targuait de moraliser : « Attention, Monsieur Topo’, de misanthrope à sociopathe, il n’y a qu’un lien ténu ! ». Belle maxime, en vérité. A mon sens, cette fille bornée, obtuse et têtue n’est qu’une psychopathe à qui l’on a offert une jolie casquette, un masque et des galons. De rage, j’ai esquissé le geste de me déconnecter de FaceBlok et consorts, quoi qu’il arrivât par la suite.
… Quoiqu’IL arrivât par la suite, c’était le cas de le dire car c’est le moment précis qu’IL avait choisi pour s’hologuer comme une fumée noire d’incendie. Pareil à la fois précédente, grand, tout de noir vêtu et la face blanchâtre, Timothy Fastoche en imposait, d’autant plus que, aujourd’hui, son hologramme était stable et semblait vouloir le rester. Je m’attendais à un long discours sur un ton monocorde, comme dans les pires scènes de science-fiction à la papa. Ce ne fut pas le cas.
L’homme s’est assis posément dans un fauteuil. « J’arrive droit de 2031, Monsieur Topo’ ! Cela ne devrait pas vous étonner, vous qui vous entretenez quotidiennement avec l’an 2012 ! », entama-t-il d’une voix suave et racoleuse. De fait, hormis l’hologramme, je ne me sentais pas dépaysé. D’ailleurs, je le lui ai dit. La réponse tomba comme un couperet : « … L’hologramme dans le passé ? C’est en effet fort récent mais il suffisait simplement de rebondir sur vos travaux, mon cher Topo’ ! ».
La complicité forcée de son sourire ne me disait rien qui vaille. Dans un sens, je pouvais être ravi d’une certaine postérité, comme tout un chacun le serait en pareil cas, mais, dans un autre, je restais perplexe, incrédule et sur mes gardes. En effet, ce Timothy Fastoche de pacotille arrivait-il véritablement en droite ligne du futur ? N’était-ce pas plutôt un piège du présent pour me mettre en confiance et me tirer confidence ?  En un mot comme en cent, je me retrouvais dans une circonstance similaire à la vôtre lors de la sortie de mes premiers billets au beau mitan de janvier : situation de doute, de scepticisme et de banalisation. « Bah ! Ce n’est qu’une vulgaire histoire d’anticipation ! », vous entendais-je dire de partout.
Peut-être l’est-ce, peut-être ne l’est-ce pas ! Allez savoir…

Episode 86. Mardi 06 04 2027. Le Timothy Fastoche rencontré hier n’est certes pas un fumiste, ce que son attitude des grands soirs aurait pu laisser supposer.
La longue discussion technique que nous avons développée deux bonnes heures durant désamorce tous mes doutes à son propos, tout au moins technologiques.

Je vous épargne les détails mais, grosso modo, leur Fasttime (FASToche TIMothy) est bien au-delà d’une simple application. J’avoue que de nombreuses notions me manquent pour en comprendre l’architecture. Rien de plus normal, chaque chose en son temps ! Il me faudra quelques années d'études et de recherches complémentaires pour en arriver où ils en sont.
Leur néo-recherche du moment ( néo-façon de parler, c’est en 2031, dans quatre ans, n'anticipons pas  ! ) qui vise les liaisons télépathiques, afin non seulement de programmer divers accessoires mais encore de communiquer entre nous, me sidère à tel point que, à pareille accélération, la téléportation virtuelle me parait pour le lendemain et celle de la matière pour l’après-demain, qui sait ? 
Toujours est-il que ce Timothy m’a filé d’excellents tuyaux pour la TempoTopo’. J’ai l’impression très nette que je vais bondir et rebondir dans les jours qui viennent et vous proposer les premières photos en noir et blanc d’ici la semaine prochaine, si la Démagog+ et les Faceblokoeurs me le permettent ! Moins spectaculaire peut-être sera auparavant de surfer allègrement sur le Net de 2012, d'accéder aux informations du jour et de communiquer à mon gré avec d'autres locuteurs d'alors, toutes actions encore impossibles à cette heure.
Mon avis est nettement plus mitigé quant à l’homme politique. A priori, qualifier leur mouvement de « néo-activisme citoyen » m’incite à une défiance certaine, particulièrement à cause de ce préfixe de « néo ». Je pressens mon Timothy Fastoche trop racoleur et très charismatique, deux facettes selon moi fort inquiétantes dans un monde où le pouvoir politique est devenu, soit obsolète, soit une justification vaseuse pour pontes du capital financier.
Enfin, qu’il ait réellement envoyé son hologramme au départ de l’année 2031 m’interpelle : disons que je lui laisse le bénéfice du doute, quoique je me sente quelque peu ébranlé, pas vous ?
 
 
Episode 87. Mercredi 07 04 2027. Trois uniformes blancs se manifestent tôt matin devant la porte de mon immeuble. Le plus grand ne m'est pas inconnu. Vue du haut de mon premier étage, l'autre gaillarde doit peser ses cent kilos de muscles et mesurer deux fois autant de centimètres. Pour le peu que j'en aperçois sous son costume, c'est une femme plutôt jolie, aux formes puissantes et au visage de chérubine mais à laquelle je ne me frotterais cependant guère, ni en pugilat, ni en étreinte. Sans doute est-ce le critère principal de Démagog+ lors des sélections d'embauche, ne l'ai-je pas déjà dit ?

Dans l'attente du sort qu'on me réserve, je me rassure de la présence de mon Timothy Fastoche de Gog+ parmi le triumvire. Je savais que cette procédurière de Faceblokoeuse d'avant-hier ne lâcherait pas le morceau.
De toute évidence, mon altercation avec elle avait mis près de 48 heures pour parvenir aux dossiers de la Démagog+. Fait paradoxal après des décennies de courses contre le temps, la lenteur est parfois l'un des points faibles du sytème+ mais c'est également ce qui confère à la réalité augmentée un petit relent d'humanité pas trop désagréable, à vrai dire. Du coup, mon argutie était fin prête, si toutefois on me la laisse développer !
Point ne fut besoin, je n'étais pas dans leur visée. Ma voisine, par contre...
 

"Dites-moi, Monsieur Topo... ", m'apostrophe d'en bas mon géant de Gog+ sur un ton bien peu amical pour un Timothy Fastoche protecteur, "Juliana Paderova, votre voisine, vous la connaissez ?". J'ai secoué la tête, "Non, je ne sais même pas comment elle est !", ai-je répondu, sans mentir.
De fait, lorsque dix minutes plus tard, je l'ai aperçue, pendue de guinguois comme une loque accrochée aux épaules de la gigantesque et de son collègue moins imposant, cela m'a certes rappelé la vidéo de Chatey, mais il ne me semblait pas avoir rencontré cette jeune femme auparavant, ou peut-être sur FaceBlok, parmi mes innombrables amies et amis. De quoi la pressentait-on déviante, qui le saura et qui osera le dire ?
 

De toute façon, la rue est vide à cette heure, beaucoup dorment encore. Je suis vraisemblablement le seul témoin. Mais suis-je un observateur neutre ? En quoi aurais-je influé sur les événements, une fois de plus ?

Peu importe, du reste. J'ai mieux à faire : mon appli TempoTopo' passera à la vitesse supérieure dès ce soir. Encore deux ou trois essais et quelques tests avant de naviguer confortablement sur un Internet antédaté. Demain, je rentre dans votre actualité !
 
 
Episode 88. Jeudi 08 04 2027. J'ai planché jusqu'au petit matin sur les actualités 2012, comme sur un feuilleton qu'on aborde en plein milieu. Papillonnant d'un site à l'autre, j'ai essayé d'en comprendre les tenants et aboutissants et tenté de rassembler les pièces d'un gigantesque puzzle dont je n'avais pas l'image globale. C’est passionnant, toute cette diversité des sources et de points de vue que nous ne connaissons plus guère, aujourd’hui que les opinions ont été décapées, rabotées, érodées, les unes par les autres et les autres par les unes. Nous ne sommes en effet plus informés autrement que « par ce que commentent nos amies, nos amis » (qui ont sensiblement une Pensée proche de la nôtre, forcément). La soupe uniforme qui en résulte est notre bol quotidien.

Soit. Vers une heure du matin donc, j'avais survolé les vidéos de janvier de fond en comble, et trouvé quelques informations-clés afin d'aborder la suite avec un minimum d'intelligence. Février, tout comme mars, m'ont incité ensuite à parcourir entre autre les méandres de la campagne électorale française.

 
Fatigue aidant, je mélangeais peu à peu les donnes et le brusque essor en fin de mois d'un certain Mélanchon m'avait complètement largué, à vrai dire. Un chodkawa bien tassé n'a pas suffi à me remettre sur les rails. Le discours à Toulouse sur la France Internationale avait beau être bien mené, j’ai craqué au beau mitan. J'ai dû m'assoupir, sans doute, en plein arcane de fin mars 2012, sur le coup des 4 ou 5 heures.

Un curieux sentiment me perturbe, à présent que je suis frais et dispos, c'est la nette impression de ne pas m'y retrouver, dans cette époque, comme si ma mémoire faisait défaut ou que je n'aurais jamais existé auparavant !
Aujourd’hui, en 2012, c’est le week-end Pascal qui commence. Pour moi, 15 ans plus tard, c’est un jeudi de fin de semaine, tout simplement.  Me voilà par contre émerveillé par la version augmentée de mon appli TempoTopo’, comme un gosse l’était sans doute dans sa chasse aux œufs en chocolat.  
A moi demain de bilanter et de projeter pour les jours à venir, à moi demain de me choisir une facegirl d’un jour ou deux, à moi demain …
 
Mais que faisais-je donc le dimanche de Pâques 2012 ?
 
 

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