"Je m’appelle Bernard Topo. Je viens de Bruxelles en 2027, via une application que j’ai développée pour communiquer avec un passé où se pressentait déjà l’omnipotence de la technologie (l’ardoise digitale est comme le prolongement de la main) et des réseaux sociaux (les Faceblokoeurs veillent sur nos rapports humains et les Gog+ surveillent nos agissements).
L’évolution ne s’y décline pas en révolution : les pouvoirs financiers sont suprapotents, la politique brille par son absence, les technocrates exécutent et seule l’existence personnelle pimente encore d’un brin d’humanité ce futur qui vous est proche. Si proche que vous pouvez vous y retrouver et à la fois si lointain qu’on peut envisager ce constat comme l’un des multiples avatars de l’Histoire."

lundi 26 mars 2012

Semaine 10

(...)

Episode 69. Vendredi 19 03 2027. « Connaissez-vous Chatey FotoSmith ? », m’interrogea la FaceBlokoeuse en imposant son avatar de fonction en plein écran. J’ai souri bien malgré moi : cette question me rappelait quelque chose, et puis, avec un nom aussi ridicule, je me serais cru dans un roman d’anticipation pour les nuls.  Je dodelinai du chef : c’était un déni un peu contraint, je le reconnais. « Je parie que ce Monsieur Fotosmith veut devenir mon ami, c’est cela ? », grinçais-je sans trop laisser paraître le désagrément sur mon visage. La répartie fusa derechef : « A moitié exact seulement, Monsieur Topo’, car Chatey FotoSmith est une femme ! ». Je n’espérais évidemment pas que la FaceBlokoeuse me résumât le personnage, moins encore d’avoir le choix en quoi que ce soit. « Demande il y a, l’accepter, il le faut ! » est l’un des piliers de FaceBlok depuis son avènement au début des années double-vingt !
Chatey fait grimper mon nombre d’amis à 1649, avec une moyenne d’entrées qui varie de 10 à 15 par semaine. Selon les spécialistes des réseaux sociaux, c’est le maximum de personnes que peut agréer un individu en ce laps de temps au sein de ses cercles d’amis. Pour ma part, je m’en contenterais de moins et, d’ailleurs, je ne communique qu’avec une vingtaine tout au plus.

A propos, Chatey FotoSmith n’a pas tardé à me contacter. « Bonjour, Monsieur Topo’, ravie de vous connaître ! », vient-elle de me dire d’une voix qui me rappelle une autre, entendue très récemment. J’ai une excellente mémoire des timbres vocaux, contrairement à d’autres signes plus visuels comme un visage ou une silhouette. D’apparence et de faciès, on ne risque cependant pas de l’oublier ; son visage angélique de blonde aux yeux bleus et son allure de femme accomplie m’ont fasciné dès la première seconde. Ce n’est pas seulement par convenance que j’invitai son hologramme à s’installer le plus confortablement possible dans mon salon.
De surcroît, Chatey est très franche et directe : « Nous sommes tous deux célibataires, n’est-ce pas, Monsieur Topo’ ?... Dites, si j’osais me permettre, que diriez-vous de passer deux ou trois heures ensemble pour commencer ? Disons que je m’invite chez vous… dans un petit quart d’heure ? Cela vous irait ?».

Là, je l’attends. A franchement parler, je n’ai pas eu envie de refuser sa proposition.
Mais je viens de me souvenir de sa voix, une voix que j’avais entendue pas plus tard que ce matin.
Passer quelques heures avec une Faceblokoeuse, jamais je n’aurais osé l’imaginer.



Épisode 70. Samedi 20 03 2027. Évidemment, à nul instant Chatey n’a fait référence à sa fonction au sein des Faceblokoeurs et, quant à moi, je n’ai pas spécialement tenu à tirer les choses au clair. Elle, par contre, était d’une curiosité rare ; jusqu’au moindre petit détail, elle a secoué mon logement millimètre par millimètre, me posant des brassées de questions plus saugrenues les unes que les autres (du style, dans la chambre : « Avez-vous couché avec votre nièce ? » ou, dans la cuisine : « Quel était le plat que votre femme détestait le plus ? »). Je dois avouer que, pour une fois que l’on s’intéressait à moi à ce point, j’ai royalement chevauché la comète. Je veillais également à ce que mes réponses trainent le plus longtemps possible parce que je n’étais pas dupe : Chatey mitraillait mentalement tout à sa portée, et je me doutais bien que, pour remplir sa mémoire, il lui faudrait du temps.

Chatey est également une jeune femme dynamique, décidée, impérieuse, du style de qui invite et ne veut pas l’être soi-même. A nouveau, je l’ai laissée dominer la situation, en vertu du confort d’un pilote qui se retrouve à voyager en première classe. De chokabar en restobeef et de restobeef en chokabar, on imagine bien que je m’étais laissé aller peu à peu et qu’à présent, elle savait (presque) tout de moi. Et, moi, pas grand-chose d’elle, sinon qu’elle officiait en tant que « intentiologue », ce qui consiste à déceler les intentions de chacun, …un peu diseuse de bonne aventure, quoi !
Aux alentours de minuit, « Et vous avez donc repéré toutes mes intentions, Chatey ? » ai-je pu conclure à ma sixième ou septième liquorochka, et sans bredouiller !, « Moi, je pense bien avoir… heu… localisé les vôtres ! ».
Son rire fut bref. Éméchée, elle l’était, mais toujours aussi dominatrice.

La capso-sat nous a finalement ramenés sains et saufs à mon domicile. Chatey s’était déjà fait chatte et entreprenante dans l’habitacle. Finalement au lit, ce fut plutôt la débandade. En vérité, une femme qui ne laisse aucune marge de manœuvre à son compère, ce n’est pas réellement fait pour m’enthousiasmer.
Ce matin, je la regarde dormir, ses cheveux blonds gentiment rangés sur ses épaules nues. Elle est belle, elle est même très sexy.
La voilà à présent paisible, attendrissante, appétissante presque.
Je vais me plier en deux pour lui baiser le front.

FaceBlok doit certes s’en enorgueillir, de pareils tempéraments !



Episode 71. Dimanche 21 03 2027. Chatey Fotosmith comptait sans doute achever sa mission par une investigation approfondie du contenu de mon ardoise digitale. Evidemment, que je sois passé au niveau 4 chez TimeWeather devait chatouiller FaceBlok et Démagog+ car, outre les privilèges qui en résultent, je ne fais dorénavant plus partie de leur espace judiciaire au quotidien. N’empêche que je m’interrogeais encore sur ce que pouvait bien chercher cette FaceBlokoeuse, comme d’autres, du reste : en quoi étais-je devenu digne d’intérêt ? Qui inquiétais-je donc, en définitive ?

Aussi allais-je lui simplifier la tâche en lui livrant mon ardoise à cœur ouvert. Peut-être qu’elle s’abandonnerait à me parler de même, tout au moins je l’espérais.

J’amenai l’affaire avec une naïveté que je voulais désarmante : « Jouons cartes sur table, veux-tu ? Tu as très envie de connaitre les contenus de ma tablette et moi j’aimerais savoir pourquoi ces contenus t’intéressent ! Donnant-donnant, ça te va, Chatey ?». Semi-coup de bluff pour ma part, vous pensez bien que mes appli’s en cours, dont le TempoTopo’, tout cela était en sécurité sur un nuage perso’ !

Elle avait les dents longues : « Joli coup de bluff, mon Topo’ ! J’imagine bien que ce qui est susceptible de m’intéresser est sacrément en sécurité quelque part, sans doute sur un cloud ou sur un autre… ».

J’ai ensuite relevé le gant : «  J’imagine que l’intentiologue que tu es ne peut dévoiler d’aucune façon ses intentions, n’est-ce pas ? Mais… suppose un instant que je ne sois pas en train de bluffer ! »

Elle a baissé pavillon : « … Je n’ai pas le droit d’en faire le pari, mon chou ! Et je t’estime trop pour te berner d’une façon ou d’une autre ! ».

« Soit ! », ai-je finalement conclu.

« Soit ! », a-t-elle conclu aussi, en quittant l’arène. « Mais ce ne sont pas tes applications sur le temps qui nous intéressent, sache-le ! ».


Notre ballade commune semblait s’arrêter là.



Episode 72. Lundi 22 03 2027. Me rire aussi fort en pleine face était limite vexatoire.
(Lorrie et moi prenions comme souvent un chodkawa dans une aile des Galeries L., autrefois commerçantes et aujourd’hui Museum de la Consommation. Ma nièce adore particulièrement ces reconstitutions très colorées d’anciennes boutiques et les centaines d’holo’s qui les parcourent en tous sens.)
Je disais donc que je ne sais ce qu’elle avait mangé ce matin, peut-être du trollspudding ou autre, toujours est-il que lorsque je lui ai cité le nom de ma FaceBloqueuse du jour précédent, elle a commencé à m’épeler les deux mots pour confirmation, ce pour quoi j’ai opiné de la tête, juste avant de partir en vrille, d’un rire d’hyène qui ne me seyait guère. « Quoi ? Quoi ? Quoi ? », cancanai-je en guise d’exorcisme.
 
Ma chaise me semblait subitement trop petite. Deux rombières affalées à une table contigüe médisaient à notre propos. On entendait à demi-mots : « Ce n’est jamais bon quand une fille et son père sont si complices ! » ou entre leurs dents en or : « Elle ne va jamais à l’école, cette petite ? ». J’achevai ma tasse d’une traite et me tournai vers les cancanières : « Croyez-moi ! Elle n’en a pas besoin… », les assassinais-je froidement avant d’ajouter un double-sens afin de les achever : « Et puis, qui vous a dit que je suis son père ? ».
 
Le regard de retour vers Lorrie, je devais admettre que, de fait, je n’avais pas remarqué une petite chose qu’elle ou vous-même aviez sans doute dû constater d’emblée : CHATEY FOTOSMITH, que je le veuille ou non, est le parfait anagramme de TIMOTHY FASTOCHE  ! D’une « baignade » en « badinage » ou d’un « soigneur » à la « guérison », il avait suffi d’ « imaginer » pour en attraper une « migraine ».
Mais encore, par tous les Gog+ réunis, je venais de faire le lien avec un nom qui, ces derniers temps, m’avait également paru bizarre ; vous souvenez-vous de Chefy Thomas-Tito, le présumé auteur de la première version de ma TempoTopo’ ? 

… Allez-y, essayez de mélanger les lettres de son nom !


Episode 73. Mardi 23 03 2027. Je me sens passablement démonté, je dois dire, et j’ai toujours le rire aigu de Lorrie qui me court entre les oreilles. Ne pas comprendre ce qu’il se passe à un moment ou à un autre de sa vie mène inéluctablement à une réaction violente, à la fuite ou à la résignation. Pour ma part, je ne sais toujours pas quelle est la bonne attitude à adopter, et, hormis tourner et retourner le problème comme une crêpe, je n’ai pas avancé d’un pouce dans mes résolutions.
D’autant plus que Chatey m’a contacté ce matin afin de me gratifier de ses reproches et ultimes recommandations. Le beau laïus ! « Tu as manqué de discrétion en te confiant au passé, mon cher Topo’, et tu n’as aucune garantie non plus que ta nièce soit réservée dans le futur… ».
« Quel passé ? Quel futur ? Je ne saisis pas très bien, à vrai dire… ».
Regard de la lionne à l’antilope : « Ne sois pas ridicule, mon chou ! Tu sais que je sais et je sais que tu sais ! ».
Je suis peut-être stupide mais cela devenait de plus en plus obscur pour moi. Qu’est-ce que cette satanée FaceBlokoeuse savait à mon propos que moi-même je ne savais pas qu’elle savait ? Je tentai de couper court : « Bref, Chatey ! Si tu t’entêtes à ne pas être claire, je ne vois pas où mène cette discussion à la mords-moi-le-nœud !».
Ton enjoué et sourire cajoleur de la donzelle, dont je ne savais toujours pas le vrai nom : « Pour être claire, mon Topo’, disons que je t’apprécie énormément… Je n’aimerais vraiment pas qu’il t’arrive quoi que ce soit. Sache qu’une seule vertu est indispensable, mon chou, une seule : le silence,  et ce n’est pas la Faceblokoeuse qui te parle ! ».
Je n’ai pas été violent. Je ne me suis pas résigné non plus. J’ai fui : « Je pense qu’il est bon pour moi de prendre congé un jour ou deux ! ».
La chaleur de sa voix m’électrifiait le poil : « Excellente idée, mon chou ! Perso’, je te conseille la mer, il n’y a que l’ozone pour réfléchir, et bien réfléchir. Tu sais, je suis persuadée que cela te permettra de reconstituer le puzzle, du moins une grande partie du puzzle… Mais, nom d’un Gog, qu’est-ce que j’aimerais partir avec toi, mon Topo ! ».



Episode 74. Mercredi 24 et jeudi 25 03 2027. Me voilà de retour d’une virée solitaire de deux jours en Mer du Nord Flamand, dans la ville de B. 
Les violentes marées hautes y ont nécessité une fois de plus un nouveau terrassement de la plage et plus ou moins un mètre de réensablement. Les villages-bars artificiels sont maintenant sur pilotis, et lacustres selon le va et vient de la mer. Tout le monde sait que ces aménagements sont éphémères car, dans quelques années, la côte sera irrémédiablement rongée, les digues ne feront plus leur office et les buildings tout au long auront leur rez-de-chaussée sous eau. Après avoir consolidé leurs fondations, on parle de les réaménager en aquariums, en piscines, en spas, mais le coût de la réaffectation n’est encore assuré par aucun mécène, ni pouvoir subsidiant.


Le tourisme de la Mer du Nord survivra à ce prix ; la question mercantile est aujourd’hui de savoir si le tourisme y est seulement encore rentable à une époque où descendre l’Amazonie en canoë s’effectue virtuellement chez soi sans risque et à fort peu de frais : celui d’une bonne application et j’en parle en connaissance de cause puisque c’est mon job d’en concevoir et programmer.

à suivre sur semaine 11 (bientôt) 

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