"Je m’appelle Bernard Topo. Je viens de Bruxelles en 2027, via une application que j’ai développée pour communiquer avec un passé où se pressentait déjà l’omnipotence de la technologie (l’ardoise digitale est comme le prolongement de la main) et des réseaux sociaux (les Faceblokoeurs veillent sur nos rapports humains et les Gog+ surveillent nos agissements).
L’évolution ne s’y décline pas en révolution : les pouvoirs financiers sont suprapotents, la politique brille par son absence, les technocrates exécutent et seule l’existence personnelle pimente encore d’un brin d’humanité ce futur qui vous est proche. Si proche que vous pouvez vous y retrouver et à la fois si lointain qu’on peut envisager ce constat comme l’un des multiples avatars de l’Histoire."

mercredi 22 février 2012

semaine 5

Vendredi 12 02 2027. Après avoir planché jusqu’à 14 heures sur ma commande du moment (une application sur la gestion privée de budget), j’ai eu besoin d’un grand bol d’air. Faire des folies dans un LiveShop me semblait une belle occasion. J’’ai roulé mon ardoise dans la poche intérieure de mon manteau, noué mon écharpe, enfilé des gants et calé mon chapeau. L’air est piquant, je respire par la bouche et ça m’essouffle, quoique je n’aie qu’une dizaine de minutes de marche jusqu’au magasin. Cela change des emplettes en ligne, n’est-ce pas ?
Dans la boutique, scanner au poing, j’avoue que j’ai acheté plus que de raison, deux grands sacs d’une dizaine de kilos chacun, mais quel bien fou de se laisser aller de temps en temps à l’inutile, au luxe, à l’exagération !
Les musettes en balancier, j’ai hésité un instant à emprunter une Capto-Sat, garée dans le parc en face. Disons que je dois perdre une quinzaine de kilos, aussi suis-je revenu à pied, le souffle court mais la mine satisfaite.
Il me faut à présent choisir mon escort-girl du week-end !


Samedi 13 02 2027. Le nombre de célibataires a franchi hier la barre des 60% !
Comme au Japon voici quelques années, la vie commune devient éphémère, les époux se séparent, l’éducation d’un enfant n’a plus la cote. Certains s’appuient sur de vastes enquêtes dans les réseaux sociaux pour confirmer que les trois-quarts des moins de 25 ans préfèreraient être privé de sexualité plutôt que de leur ardoise digitale ; d’autres constatent que les unions virtuelles sont plus que jamais florissantes ; d’autres études encore tentent d’expliquer comment le désir féminin de maternité s’est considérablement réduit en seulement 20 ans, et d’autres, enfin, préconisent pour l’Europe de nouvelles immigrations pour endiguer le vieillissement de la population. Bref, l’individualisme européen est aujourd’hui moins une question de mentalité que de réalité.
Quant à moi, Cecilia me manque. Notre couple avait tenu plus ou moins seize ans, même si nous n’avons pu avoir d’enfant. Il avait pris un coup dans l’aile lorsque je suis entré à TimeWeather, où faire mes preuves nécessitait une lourde participation personnelle. Avec le recul, je pense que son aventure avec mon frère n’était qu’un signal d’alarme et je suis persuadé que nous aurions surmonté nos difficultés tôt ou tard si n’avait été ce cruel accident voici deux ans. Je me suis posé la question des milliers de fois : pourquoi le véhicule de mon frère n’était-il pas encore équipé de radars à laser qui détectent les obstacles dans le trafic ni de conduite automatique par ordinateur ?


Samedi 13 02 2027 (2). Bien peu malins furent les pouvoirs politiques de vouloir imposer les puces sous-cutanées en vertu des protections de l’individu, par exemple médicale pour les 3 et 4x20 ans ou les accidentés, par exemple sécuritaire pour enfants disparus ou personnes agressées, etc.
Bien peu subtiles, en effet, car l’argumentation se fragilisait d’elle-même et, aussitôt, s’était dressé l’étendard constitutionnel des libertés individuelles, voire les boucliers ministériels contre un éventuel surcoût de l’opération.

Bien plus finaudes furent les banques de proposer que les cartes de crédit thésaurisent petit à petit d’autres informations sur leurs puces, comme les données d’identité, de sécurité sociale et davantage au choix du client, ce qui réduisait de plus le coût à (presque) 0, voire moins puisque les cartes se fusionnaient. Des individus proposaient même d’y inclure leur curriculum vitae professionnel, d’autres divers codes de sécurité. Bien plus manipulatrices, en effet, car aucun tollé notoire, nul drapeau levé, à part le foulard de quelques agitateurs « politicards » et les mouchoirs en papier d’une minorité intellectuelle trop fragmentée.
Les banques mondiales marquaient une fois de plus leur suprématie. D’aucuns le savaient pourtant pertinemment bien que les gouvernements n’étaient plus que des fantoches à la solde des pouvoirs économico-bancaires ! Rappelez-vous comme les financiers avaient mis à genoux et à sang des pays dits du « sud » depuis des décennies, et n’était-ce pas en votre année 2012 que la Grèce fut un laboratoire européen pour tester la résistance d’un peuple sous un plan d’austérité ?

En définitive, notre ultime liberté du jour, c’est de laisser notre carte de crédit à la maison, à vos risques et périls, bien vu, bien entendu !



Dimanche 14 02 2027. C’est le jour des Valentines, des Valentins, fête désuète pour un temps où le concept du couple est tellement mis à mal.
Peu nous importait l’aspect commercial de l’évènement ou sanctifié de la fête, c’est une occasion que Cecilia et moi avions toujours consacrée à notre amour, par une promenade romantique dans l’inconnu ou une soirée en tête à tête au restaurant. Nul cadeau besoin autre que notre présence, aucune nuit pareille et, pour moi, présentement, personne d’autre qu’elle. J’ai heureusement pu m’en épancher auprès de Manuela Garcia-Sanchez, ma belle amie de fin de semaine chez qui mon hologramme s’est rendu. C’est une femme très empathique, peut-être même quelqu’une de qui j’aurais pu être énamouré, dans une autre vie et si elle n’avait habité à près de dix mille kilomètres, en Amérique du Sud.


Lundi 15 02 2027. Un mois.
Voilà un mois où, jour après jour, je vous décris ma réalité et - qui sait ? -  la vôtre dans une quinzaine d’années.
Aujourd’hui est un bon jour pour un petit résumé.

Je m’appelle donc Bernard Topo’. Je viens de Bruxelles-2027, via une application que j’ai développée pour communiquer avec un passé où se pressentait déjà l’omnipotence de la technologie (l’ardoise digitale est comme le prolongement de la main) et des réseaux sociaux (les Faceblokoeurs veillent sur nos rapports humains et les Gog+ surveillent nos agissements). L’évolution ne s’y décline pas en révolution : les pouvoirs financiers nous phagocytent, la politique brille par son absence, les technocrates exécutent et seule l’existence personnelle pimente encore d’un brin d’humanité ce futur qui vous est proche. Si proche que vous pouvez vous y retrouver et à la fois si lointain qu’on peut envisager ce constat comme l’un des multiples avatars de l’Histoire.



Mardi 16 / Mercredi 17 02 2027. Pour mon 1601ième ami - en l’occurrence une amie, quoique inconnue, bien entendu ! -,  j’ai bénéficié de deux jours de vacance dans tous les sens du terme, c’est-à-dire que j’ai utilisé mon ardoise le moins possible, sauf pour le quotidien domotique et l’agrément.
Hier, toute la matinée, j’ai laissé les aspirateurs plinthaux et les nettoyeurs de sols diffuser leur vibration apaisante couplée à un léger parfum de vanille, un mélange que m’avait offert ma nièce pour mon anniversaire. Les pieds aux étriers et le dos massé par un fauteuil sensoriel, choisir un fond de murs devient divin. J’ai entamé une ballade en pirogue dans l’Amazone, puis un survol en hélicoptère sur le Kalahari.
Aujourd’hui, j’ai emprunté une Capso-Sat pour faire un grand tour en live. C’est une sensation extraordinaire de se laisser conduire, bras croisés, la nuque sur l’appuie-tête, à rêvasser sur les paysages qui défilent. Cinq cents kilomètres de pur extase !



Jeudi 18 02 2027. « Pouvons-nous parler un moment, Monsieur Topo ? », proposa le Gog+, les yeux baissés et les mains jointes, « Je ne tiens pas à vous déranger… ».
Tout de blanc vêtus comme d’habitude, le sommet du crâne flirtant avec le plafond pour la plupart, ces bonshommes étaient toujours d’une politesse mielleuse, mais combien souvent annonciatrice de problèmes, et, pour peu qu’on leur répondit en miroir, j’avais appris qu’ils adopteraient un ton consensuel jusqu’à la fin de l’entretien.
Aussi, je ne lui a pas fait la remarque qu’il était déjà entré d’un grand pas dans mon appartement et, d’une voix suave, lui ai susurré ce qu’il voulait entendre : « Nous avons un souci, je pense… ». Il a incliné la tête, les dents lui dessinant un sourire carnassier : « De fait, Monsieur Topo ! Disons que nous constatons quelque dysfonctionnement lorsque nos testeurs se connectent à votre ardoise… ». J’ai aussitôt abondé en son sens : « Je sais. Je suis au courant. C’est que son O.P. (Obsolescence Programmée) arrive bientôt à échéance ! ». Ses yeux se sont vidés un instant. J’étais peut-être un peu trop à l’aise pour être honnête.
« Pas du tout, Monsieur Topo… », avait-il repris, puis, après un silence : « Vous êtes concepteur d’applications, n’est-il pas vrai ? ». J’ai opiné du menton. Je me sentais cuit à point car mes oreilles étaient saignantes. « C’est exact, c’est ma profession ! » répétai-je benoîtement, à défaut de répondre à une vraie question ouverte.
Lui sembla rasséréné par mon attitude, de fait plus humble : « Alors, vous pourrez me comprendre, Monsieur Topo… D’ailleurs, je serai simple puisque je ne suis pas un technicien aussi féru que vous. Voilà : l’un de vos amis semble imposer l’une de ses propres applications sur votre ardoise. Et, comme il n’a apparemment pas le privilège d’administrer votre espace personnel, le voilà contraint à opérer de la sorte : nettoyer et écraser quelques-unes des vôtres... C’est cela que nous suivons de près depuis quelques jours ! ». Je soufflai, tout intérieurement bien sûr : il ne s’agissait pas (encore) de ma TempoTopo’ !
Mais il n’avait pas l’air d’en avoir fini : « Hum. Je n’en ai pas fini, Monsieur Topo’, malheureusement… Il se fait que cet « ami » est décédé depuis bientôt six ans ! ».


(à suivre sur Semaine 6)

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