"Je m’appelle Bernard Topo. Je viens de Bruxelles en 2027, via une application que j’ai développée pour communiquer avec un passé où se pressentait déjà l’omnipotence de la technologie (l’ardoise digitale est comme le prolongement de la main) et des réseaux sociaux (les Faceblokoeurs veillent sur nos rapports humains et les Gog+ surveillent nos agissements).
L’évolution ne s’y décline pas en révolution : les pouvoirs financiers sont suprapotents, la politique brille par son absence, les technocrates exécutent et seule l’existence personnelle pimente encore d’un brin d’humanité ce futur qui vous est proche. Si proche que vous pouvez vous y retrouver et à la fois si lointain qu’on peut envisager ce constat comme l’un des multiples avatars de l’Histoire."

jeudi 28 juin 2012

FIN DE LA SAISON 1

les premiers épisodes >>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>
ici un peu plus haut à droite !


 Saison 2 à VENIR... 


Bernard Guilmot

dimanche 22 avril 2012

semaine 14 (96-100) fin saison 1

Episode 96. Vendredi 16 04 2027. A mon retour tardif de R., où, toute la journée d’hier, de sombres nuages m’avaient gâché le côté champêtre du décor, je ne me sentais pas rechargé en suffisance pour examiner les aléas de mes perspectives au sein de TimeWeather.
 
Lorrie m’attendait comme une parfaite gynoïde avec d’excellents bistèques-confiture accompagnés de gros doigts de pommes de terre frits. En vérité, notre rapport ambigu la mène parfois à se comporter comme une femme fidèle, mais je n’ai jamais, au grand jamais, exigé cela de sa part.  Je dirais même plus : qu’elle fût ma nièce nous maintenait à une certaine distance l’un de l’autre, et je dois dire que cela me convenait davantage !
Ce matin, après une nuit agitée de réflexions en tous sens, mon ardoise digitale m’informe qu’une certaine Juliana Paderova (ce nom me rappelle quelqu’une, je ne sais qui) me contacte vers 6 heures pour que je sois son faceboy pendant un jour ou deux. J’apprécie la demande, c’est la première fois qu’une faceblokienne m’invite de la sorte. Bien sûr, j’accepte son hologramme. « C’est ridicule ! », me dit-elle, « Nous sommes… voisins ! ». Exact, je me souviens à ce moment de Juliana : elle n’a qu’à franchir le palier.   


« Vous avez été apostrophée par les Gog+, n’est-ce pas ? », dis-je en revoyant les images d’un petit matin récent. « Peut-être… et vous, vous en êtes ? ». Je la scrute. C’est une jeune femme d’une trentaine d’années, mince, petite, brunette aux yeux verts. « N’êtes-vous pas un Timothy Fastoche ? », insiste-t-elle, avec un regard de chatte indifférente. « Je ne vous comprends pas ! », décidai-je, « De quoi parlez-vous exactement, Juliana ? ». Ses prunelles vertes me font fondre, je passe à autre chose : « Vous avez de très beaux yeux, on vous l’a souvent dit, je pense ... ». C'était une flatterie ridicule, je sais et j'assume.  
D'ailleurs, aucune répartie de sa part sinon une moue craquante : « Je n'y comprends rien non plus, Bernard, mais dites-moi : pourquoi me mentez-vous ?».
Peut-être m'avait-elle séduit. J'avais fort envie de lui faire plaisir, de ne pas la contrarier, d'aller ensemble dans le même sens.
« Disons que j’en suis un ! », lâchai-je,vaincu.
«  Je suis vraiment désolée… », souffla-t-elle, avec un air qui disait tout le contraire, « Tellement désolée… vraiment ! ».


Il n’a pas fallu cinq minutes pour que le visage masqué d’un faceblokoeur envahisse mon ardoise digitale tandis que, dehors, un trio de Gog+ blanchissait le paysage.




Episode 97. Samedi 17 04 2027. La subtile cohésion avec laquelle l’esprit assemble des évènements concomitants n’est souvent qu’une torsion plus ou moins vraisemblable du réel. Hier, par exemple, tout laissait présumer que, suite à notre discussion (quelque peu incohérente, il est vrai) et, en finale, une pseudo-délation de Juliana Paderova, j’allais me retrouver en sandwich entre un Faceblokoeur peu amène et trois grands gaillards blanc de la DémaGog+. En réalité, il n’en fut rien.
 
Chaque élément était totalement indépendant des autres et avait sa signification propre. Ainsi, les trois Gogs+ du dehors s’affairaient seulement autour de CapsoSats apparemment en panne et le Faceblokoeur de service se contentait une fois de plus de me remettre à l’ordre : connaissais-je unetelle, untel et unetelle ? Pourquoi n’avais-je donc pas alors déjà accepté leur offre d’amitié ?  
Quant à ma voisine, à la voir si désolée, encore fallait-il savoir à propos de quoi précisément ! En l’occurrence, cette fille a pour étrange coutume d’évacuer son stress en s’excusant.
 
Bref. Ce samedi tranquille m’offrait aussi l’occasion d’envisager mon futur et de prendre les décisions qui m’avantagent. Par avance, je serais tenté par la proposition de J.P., quitte à peaufiner ma TempoTopo’ tout à loisir. Ce soir, je ne suis cependant sûr que d’une chose : Juliana ne fera pas partie de mon avenir, en dépit de ses yeux magnifiques et de son art de vouloir s’en faire pardonner.




Episode 98. Dimanche 18 04 2027.  A mon avis, mes deux atouts principaux sont, primo, une relativement bonne pratique du français communicatif et, secundo, la maîtrise de divers langages de programmation. Mais parler avec les machines est finalement ce que je sais faire le mieux : mon entourage est si restreint que les contacts avec de vrais amis se comptent sur une main. Ne parlons pas de famille : je ne sais où est ma mère, mes papas-topos ont disparu et mon géniteur, sais-je seulement qui il est ? Mon ex-femme est décédée, mes amours sont aujourd’hui hygiéniques. D’ailleurs, je vis en seule compagnie d’une jeune fille encore gynoïde.
Assemblage laborieux de codes et siestes régénératrices partagent mes jours et mes nuits. Je vis en dehors du temps.
 
L’actualité m’intéresse dans ses grosses lignes, pas davantage ; de toute manière, de quelles informations peut-on disposer, sinon de celles que nos « amis » croient bon tartiner sur FaceBlok ?
Je n’ai ni curiosité ni passion particulière. La fiction m’ennuie. Une réflexion m’indispose. Manger et boire ne me sont pas compensatoires.
Cependant, que je m’attache à une machine et j’y resterai la semaine : « Un nerd confirmé, confiné, conforme ! » dirais-je, comme j’ai déjà eu l’occasion de l’entendre à mon sujet.
Quelques entorses toutefois, une courte balade d’un jour de ci de là, une rencontre de temps en temps. Je suis heureux, de toute évidence.
Je me suis forgé une bulle à force de solitude.
 
- Tu es triste ? me demande Lorrie, toute en empathie.
- Non. Je prends des décisions !
Chaleureuse, Lorrie l’est à l’occasion. L’éducation que je lui ai appliquée est sans faille. Mais elle est imparfaite comme une femme. Comme je le suis. Comme nous le sommes.
 
Il est grand temps que j’évolue.




Episode 99. Lundi 19 04 2027.  Pour conclure mes tergiversations de ces derniers jours, notifier à Jean-Philippe que j’accepte telle quelle la proposition de TimeWeather ne m’a pris en comparaison qu’une minute, tout au plus.

Mes questions à ce sujet restent ouvertes, bien sûr, mais, lorsque sera signé mon contrat d’actionnariat et qu’ils auront validé mon N6, il sera toujours temps de se demander pourquoi je bénéficie de tels avantages, alors qu’ils auraient tout bonnement pu me virer avec une indemnisation substantielle.
Du coup, J.P. ne m’appelle plus « Bernard » comme le fait un supérieur condescendant, mais me donne du « Monsieur Topo’ » à trois reprises. Son sens du protocole convient d’ailleurs très bien au décorum minimaliste de son intérieur : classique, net, propre, sans tache, hiérarchisé.

Ma journée s’est ensuite déroulée comme à mon ordinaire. Malgré une immense fatigue, j’ai longuement travaillé sur mon application TempoTopo’, avec un goût d’interdit et un certain plaisir, inconnus jusqu’alors. De temps en temps, je m’arrête et me réjouis que Chefy n’en soit sûrement encore qu’à une version antérieure.


Mais à seize heures 17’, je m’en souviens très précisément, une FaceBlokoeuse me notifie un rendez-vous avec les instances supérieures du réseau. Sa voix est amène et je crois d’ailleurs la reconnaître, mais il se peut que je me trompe.


Me rengorgeant de mon statut tout neuf, je ne me gêne pas de lui en demander la raison, sans trop espérer obtenir une réponse, je dois dire. De fait : « Je ne suis pas habilitée pour vous la dévoiler, Monsieur Topo’ ! », grince-t-elle, toujours aussi empathique, « Tout ce que je sais, c’est que c’est assez important, me semble-t-il, pas moins de quatre + ! ».





Episode 100. Mardi 20 04 2027. Une importance de cet ordre me rendait perplexe. D’une part, je savais combien j’avais souvent poussé mon asociabilité un peu loin (on me l’avait assez notifié !), d’autre part, il me paraissait que mon N6 m’offrait une immunité certaine. Pour que les pontes de Faceblok prennent la peine de me rencontrer personnellement, certes fallait-il que la raison fût au-delà de ce que je pouvais imaginer. Je me suis donc levé aujourd’hui sans aucune autre aspectation envisageable et mes chokburgers du matin n’avaient pas vraiment le goût des autres jours. Lorrie était en train de se cultiver (il en était temps, je venais de lui en inoculer l’envie) lorsque deux sbires se sont flanqués devant ma porte. Pas question apparemment pour moi de sauter ce rendez-vous, quel qu’en soit le prétexte !
Le Gog+ de gauche affichait, plus ou moins à hauteur du plafond, un visage connu et souriant mais dont les yeux neutres ne reflétaient aucune information.

Encadré par mon escorte, nous sommes enfin arrivés au nord de la ville, dans un bâtiment-cathédrale d’une vingtaine d’étages dont l’ascenseur est plus vaste que mon salon. Faceblok a de toute évidence une conception un peu plus désuète de l’entreprise que TimeWeather, nettement moins protocolaire quant à elle si on excepte des gens plutôt mous comme J.P. Ainsi, nous nous arrêtons à un plateau parmi les plus élevés de l’immeuble, qui représente à chaque fois un échelon supérieur de la hiérarchie. A ce moment, sans savoir de quoi il en retourne à mon propos, chaque palier franchi me turlupine davantage, je le reconnais.


C’est une petite femme ronde qui m’accueille dès le couloir, avec un signe impératif de la main vers mes deux cerbères. « Je m’appelle Josée Van DerBrug, chargée de projet. Bienvenue, Monsieur Topo’ ! ». La main tendue, le ton jovial de sa voix et le doux parfum qui émane de sa gorge largement dénudée me mettent d’emblée en confiance, quoique je conserve par prudence un brin de suspicion. Comme elle me l’indique, je trottine derrière ses talons jusqu’à un bureau où, politesse de circonstance, j’accepte un chodkawa et le fauteuil royal qu’elle m’a désigné.

« Je n’ai pas de temps à perdre, Monsieur Topo’ ! Je serai donc directe… », commença-t-elle, avec son léger accent du Nord.
Croiser les jambes l’une sur l’autre me donna, je pense, de la consistance.
« … Le service recherche de Faceblok apprécie particulièrement votre travail effectué sur le temps, Monsieur Topo’ ! », poursuivit-elle, tout en nous servant nos chodkawas fumants.
Ainsi que mon Timothy Fastoche de ’31 l’avait insinué, ma TempoTopo’ était devenue de toute évidence une application notoire, pensai-je, … grâce à l’initiative sans délicatesse de cette mythomane de Chatey, peut-être ?
Les coudes appuyés sur une table de verre, ses bras s’agitent dans les airs. « J’attends de vous un oui ou un non de principe, Monsieur Topo’, rien de plus pour l’instant : voudriez-vous nous rejoindre ? ».
« … vous rejoindre ? », répétai-je, quelque peu déstabilisé.
Avez-vous déjà joué votre vie sur un seul coup de dé ? A cet instant, j’ai fortement regretté l’intuition de Lorrie qui aurait certes pu me guider, mais, à défaut, j’ai hoché la tête à l’horizontale.
Josée Van DerBrug me lâcha un peu de lest, mais je le sentais tenace :
 « Fort bien, Monsieur Topo’, je respecte votre choix, momentané je n’en doute pas… Pouvez-vous toutefois m’exprimer les raisons de ce refus hâtif ? »
« TimeWeather vient également de me faire une proposition et… je l’ai déjà acceptée, Madame Van derBrug ! » fut ma réponse laconique qui me simplifiait toute réflexion et toute explication.
 

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semaine 13

Episode 89. Vendredi 09 04 2027. Journée de travail achevée, en  pleine expectative quant à mon passé. Depuis hier, c’est vrai, me taraudent des interrogations existentielles car j’ai la nette impression que ma mémoire est aujourd’hui vague et lacunaire. De fait, ai-je seulement des réminiscences de mon adolescence et de mes premières années d’adulte ? Qu’ai-je comme souvenirs précis de Cécilia, par exemple, sinon un visage  flou et, d’une manière diffuse, de nombreuses années passées ensemble ? Et de sa liaison avec mon frère, je n’ai d’autre preuve tangible que celle de leur accident ! … Aussi, ai-je vu ma mère vieillir depuis mes dix ans ? Dans ma tête, elle demeure à tout jamais une jeune femme pétillante alors qu’elle aurait maintenant plus de trois fois vingt ans.
 
Rendez-vous compte : au fur et à mesure que je parcourais les actualités d’autres décennies dont j’aurais dû me rappeler ne serait-ce que l’essentiel, ma propre réalité s’égrenait en autant de questions. Ma conclusion m’amenait peu à peu à penser sérieusement que je n’avais pas existé pendant des lustres. N’avais-je pas une origine extraterrestre ou quelque chose du genre ? me disais-je encore dans un instant de délire.
Heureusement que j’avais choisi tôt matin celle qui passerait ces deux prochains jours en ma compagnie car, en fin d’après-midi, désemparé, esquinté, délabré, je n’aurais plus été apte à faire aucun tri.
Dans la liste proposée, ç’avait été ce visage chocolaté à la moue dubitative qui s’était vite imposé : Maya, 39 ans, cartomancienne.
Intuitivement, j’avais imaginé qu’elle serait mon élément manquant du moment.



Episode 90. Samedi 10 04 2027. « Cartomancienne, comme à l’ancienne ! », disait-elle être sa devise, mais c’était surtout un trait d’autodérision.
Maya, psychosociologue à l’origine, travaille à HistoGram, la référence en matière de reconstitutions historiques, plus particulièrement dans les anciens lieux de culte. « Je suis chef du rayon Esotérisme ! », ajoute-t-elle encore, au mitan d’une pinte de rire inimitable qui me faisait d’emblée un bien fou. Humour et spontanéité allaient certes jalonner la journée, mais je ne savais pas encore ce matin que Maya m’emmènerait dans une introspection, assez radicale je dois le dire.

Cela avait commencé fort, dès notre première discussion hologrammique. « TopoTopo’ ! » comme elle aimait à dire, " Même sans tarots, je vois en toi comme en plein jour, mon frère. Dis-moi, dis-moi combien ta vie n’est plus celle d’autrefois !
"
- C’est exact !, avouai-je d’autant plus volontiers que cela ne m’engageait à rien.
« Dis-moi, dis-moi, mon frère, que tu as vécu un drame assez récemment ! ».
- C’est exact !, répétai-je avec une pensée émue pour Cécilia dont j’oubliais déjà le visage après deux ans seulement.
« Dis-moi, dis-moi à présent que tu as un rapport particulier avec le passé ! »
- C’est encore exact !, ânonnai-je en me demandant où sa clairvoyance allait donc s’arrêter.
« Dis-moi, TopoTopo’… », m’acheva-t-elle, avec ce rire large et ronflant qui devait lui être son ordinaire, « Comme tout un chacun, ces trois questions t’ont bluffé, dis-moi ? ». J’acquiescai, un peu mortifié.
Eh bien, de l’avis de Maya, elles n’auraient pas dû autant me souffler, car tout le monde, selon elle, y répond par l’affirmative. Paraît-il que c’est une astuce de mise en condition du sujet : chacun en effet estime avoir une vie différente aujourd’hui d’hier, une majorité a perdu un proche ou vient de subir un revers dans les cinq dernières années et la totalité entretient des rapports positifs ou négatifs avec son passé. Une fois ferré de la sorte, le sujet est mûr pour se laisser aller aux confidences ; il ne reste alors plus au devin qu’à bondir et rebondir du symbolisme des tarots aux images mentales de l’individu.
Bien sûr, commentait Maya, ceci n’est que l’aspect folklorique de la cartomancie.
En effet, plus tard dans la journée, cartes tirées au hasard et sur table cette fois, elle avait aussitôt repéré l’accident de Cécilia et de mon frère, deux années auparavant. « Mais ton problème, TopoTopo’, c’est que tu n’as jamais eu de frère, mon frère, si j’ose dire ! », et Maya de s’esclaffer bruyamment une fois de plus. Tout passe mieux avec le rire, essaie-t-elle de me convaincre, mais je n’en étais plus très persuadé.
« Soit ! Supposons ! », grinçai-je, peu convaincu par une telle assertion, « Alors, MayaMaya, dis-moi qui était donc cet amant qui accompagnait ma femme ? ».
Maya effaça un restant de sourire et le blanc de ses yeux éclata dans son visage sombre : « A quoi joues-tu, TopoTopo’ ? Tu es en train de me tester ou bien tu te moques tout bonnement? ».
 
Car elle sous-entendait qu’il s’agissait « tout simplement » de moi.


Episode 91. Dimanche 11 04 2027. Maya n'est vraisemblablement qu'une diseuse de mauvaise aventure, voilà tout. Mais lorsque je tente de m'en convaincre, le coin du voile qu'elle avait agité devant moi m'aveugle, m'étouffe, m'assourdit davantage qu’un épais chiffon de mensonges. Tant et si mal que, le soir, je me suis couché aux côtés de mon fantôme utérin et ce n’était même pas un hologramme. Par dix fois au moins durant la nuit, je suis allé réveiller Lorrie pour m’épancher. Juste pour me prouver que moi-même j’existais bel et bien et qu’elle était forcément la fille de quelqu’un. Son empathie avait pourtant le don de m’agacer, ses « je comprends, je comprends, tu sais ! » finissaient par m’horripiler ; comment parvenait-elle à rester de marbre, sans réaction, sans émotion, sans un seul clignement des cils, quand je lui ai annoncé qu’elle n’avait peut-être pas de père, pas d’ascendance, aucune hérédité ? J’ai fini par la ranger dans son armoire en me jurant de lui appliquer d’urgence un complément d’humanité.
Dimanche noir, en vérité.
Aussi noir que le manteau de mon Timothy Fastoche d’opérette qui m’impose son holo’ dans mon salon. « Comment ça va, en 2031 ? », ai-je ironisé, les dents en pointe. Ce n’était peut-être pas le bon public pour une aussi grotesque saute d’humeur, mais cela eut tout au moins le don de me rasséréner. « La galéjade huile efficacement les rapports humains ! », me rétorqua-t-il, péremptoire, en se calant dans un fauteuil comme un vieil ami en visite.
A franchement parler, je ne le considère pas comme un ami, si l’on excepte notre rencontre forcée par le Réseau. Sans doute a-t-il perçu le défi dans me regard car il me répond du tac au tac : « Vous avez tort ! Je suis sans doute aujourd’hui votre seul et meilleur ami ! ». Mes prunelles s’agrandirent d’un cran pour le capter davantage. « Admettons que je sois le seul, en ce dimanche 11 avril 2027, à connaitre la destinée de votre TempoTopo’ ! », me décourageait-il sans ménagement.
- Soit !, ai-je dit, impuissant face au futur (tout comme au passé, du reste !). Et quelle est-elle, cher ami ? Je vous écoute…
- Cher Topo’, cher Topo’, cher Topo’… A quoi cela vous servirait-il de le savoir si vous n’êtes pas armé pour le comprendre ?
- Peu importe ! Je prends volontiers le risque, insistais-je.
- Non ! Non !… Le risque, dans ce cas, c’est moi qui le prendrais… Mais, entretemps, parlons d’autre chose, voulez-vous ?    
Voilà alors qu’il me félicite des avancées de mon travail, avec exubérance et force compliments, si bien que j’en oublie presque qu’il m’a tendu une perche pour finalement me la déposer hors de portée.  
 
« Néanmoins, Monsieur Topo’… », (et était-ce une conclusion peu positive de sa part ?), « Il m’est avis que… si je ne vous donne pas un coup de pouce, il se pourrait que les recherches de Faceblok, Démagog+ et consorts aboutissent bien avant les vôtres ! ».
- Avant les miennes ?… Mais ils ne sont nulle part, hormis peut-être ce Chaty ou  Chatey, ce nouveau collègue de TimeWeather !
« Ne soyez donc pas naïf, mon vieux Topo’ ! », ricana Timothy non sans condescendance, « Dites-vous bien que si votre appli est arrivée entre nos mains, c’est qu’elle a déjà fait le tour des développeurs de la planète ! ».

Episode 92. Lundi 12 04 2027. Pourquoi moi ? Pourquoi ce Timothy de 2031 s’acharnait-il tant à me coacher ? Qui sont en réalité Chefy Thomas-Tito ou Chatey FotoSmith, ces anagrammes dont je finis moi-même par mélanger les noms ? Qui sont en vérité mon géant de Gog+ ou encore ce jeune homme sans abri ? Qui sont-ils tous, ces homonymes ? Que me veulent-ils ? Quelles sont leurs visées ? Quel est donc leur plan ?

Sans doute aurais-je dû poser toutes ces questions au premier de ma liste mais, hier, après qu’il m’eut une fois de plus aiguillé non sans pertinence dans mes recherches, je reconnais avoir préféré bénéficier de son aide que d’en chercher les motivations : disons que, en le harcelant de mes réflexions, je craignais peut-être de scier la branche sur laquelle il m’avait assis ! De fait, reste encore à savoir pourquoi ce Timothy me privilégie au détriment de Chefy Thomas-Tito, un développeur jeune, prometteur et de son bord qui plus est…
L’autre jour, mon vieux Steve Domino avait pourtant tenté d’apporter nombre de réponses à mes inquiétudes, il est vrai, mais, même si les trouver farfelues était peut-être une façon pour moi de fuir la réalité comme il me le suggérait, franchement, attribuer à une bande de saltimbanques un rôle d’insurrection citoyenne n’était à mon sens franchement pas crédible.

Enfin, en insinuant qu’il ne m’avait quasiment jamais connu auparavant, lui aussi avait pesé de tout son poids (façon de parler car il est frêle comme une vieille branche !)  sur mon passé. Pour ma part, j’étais persuadé du contraire : sa mémoire se flétrit, me rassurais-je pour l’excuser. N’était-ce pas un comble d’amnésie pour celui qui avait presque été mon grand-père ?


Episode 93. Mardi 13 04 2027. Une visite IRL de Jean-Philippe, notre coordinateur TimeWeather, n’est jamais de bon augure. Cela signifie en général qu’une simple notification via ardoise digitale, voire même un contact par hologramme, ne suffirait pas pour circonscrire le problème.
De fait, J.P. ne semble pas être venu pour me parler du temps qu’il fait : son niveau 5 s’affiche clairement sur son visage gras. Je ne l’achèterai pas avec un chodkawa, je le sais, mais je le lui propose quand même. Il accepte et ce n’est pas un bon signe : qu’allait-il me faire avaler ? m’inquiétai-je en préparant moi-même nos boissons.
« Lorrie n’est pas là ? » me crie-t-il d’un ton badin, presque enjoué, car celles et ceux qui me connaissent à TimeWeather considèrent généralement ma nièce (devais-je encore l’appeler ainsi ?) comme une mascotte. « Non ! » ai-je répondu sèchement avant de déposer les tasses entre-nous en guise de protection, vaine, bien vu, bien entendu.


« Bref ! », poursuit-il, sa mine sanguine quelque peu ennuyée, « Nous avons pris une grave décision à votre sujet, enfin, plus exactement, disons que nous voudrions connaitre votre avis sur la question, Bernard ! ». Aïe ! L’intimité de mon prénom en prit un coup et le silence qui s’ensuivit n’était sans doute pas anodin : J.P. me laissait le temps de soupeser le sens du terme « décision », le temps pour lui de se ramasser en boule sur son siège.


« Je vous écoute, Jean-Philippe ! … Grave ? ».
«  C’est à voir ! C’est à voir !… Dites-moi, connaissez-vous le jeune Chefy Thomas-Tito ? », Ce genre de question m’avait été posée à plusieurs reprises depuis trois mois et, à chaque fois, cela n’avait certes rien amené de bon. En effet, J.P ne reprit même pas son souffle pour m’annoncer crûment que leur nouvelle recrue allait tout bonnement reprendre le développement de ma TempoTopo’. « Nous pensons qu’il pourrait performer votre appli avec une très grande efficacité. C’est un excellent développeur, vous savez ! Très compétent, très motivé, très… prometteur !… Qu’en pensez-vous, Bernard ? ».
 

« Merci, Sophie ! », était à ce moment la seule chose que je puisse me dire intérieurement. Simultanément, je constatais que les points de suspension font rarement bon ménage avec le langage verbal, à fortiori quand c’est pour annoncer une très mauvaise nouvelle. Ils ne sont là que pour gagner du temps, ou bien pour avaler une gorgée, … ou deux, comme si J.P. était en train de penser à ma place.
 

Sa conclusion tomba comme une ardoise en panne : « Je comprendrais fort bien que vous puissiez vous sentir dépossédé, mon cher Topo ! … D’ailleurs, nous avons prévu de vous laisser vingt-quatre heures pour réfléchir à la question ! ».


Episode 94. Mercredi 14 04 2027.Réfléchir, c’est ce que j’ai fait toute la nuit. A  force, j’y vois de moins en moins clair sinon le fait que je suis totalement évincé par un jeunot, trois mois après avoir effectué mes premières expériences ; rappelez-vous, c’était le 15 janvier, le jour où un FaceBlokoeur me demandait si je connaissais Timothy Fastoche. Ironie du sort, c’est précisément un Timothy Fastoche qui m’évacue de TimeWeather ! J’ai d’ailleurs deux mots à dire au mien, ce sombre ectoplasme qui prétend vivre en 2031, celui-là même qui d’une main me fait miroiter des avancées notoires du développement de mon appli TempoTopo’ et de l’autre me la confisque par ce Chefy Thomas-Tito interposé !


Sophie Montana serait-elle donc de mèche ? En est-elle, elle aussi ?


En définitive, je ne sais plus trop qui est avec qui ou qui est contre qui, mais, de jours en jours,  je commence à admettre l’idée que Timothy Fastoche est bel et bien un groupe plutôt qu’un individu. Mon vieux Steve Domino ne rêvait donc pas à voix haute, lui, le vieil anarchiste devenu enfin sans dieu ni maître (quoique surtout sans compte à rendre à quiconque) ; je conçois bien que cela doit lui plaire, un programme foireux d’insurrection citoyenne projeté par une bande d’hurluberlus ! Par ailleurs, qui sait si je n’en fais pas partie moi-même à mon insu ?


Il n’empêche que tout ceci ne me fait pas avancer d’une case. Mon avenir à TimeWeather est incertain. Vais-je vers une promotion compensatoire ? Serai-je relégué à une fonction subalterne ?  Et, une fois que Chefy Thomas-Tito m’aura totalement dépossédé de mon appli TempoTopo’, pourrais-je seulement l’utiliser avant qu’elle ne sorte officiellement du giron de l’entreprise ?


Quelle est en réalité ma marge de manœuvre ?, me suis-je lamenté jusqu’au terme du délai imposé. Tout ce temps, Lorrie observait ma torture d’un œil métallique, sans âme : elle me serinait sans relâche d’accepter mon sort, tout simplement, et d’attendre sereinement la suite des évènements. Serait-ce une juste intuition de sa part ?  Mais comment lui faire confiance depuis que j’ai pu constater à quel point cette fille n’est même pas capable de déplorer la perte d’un géniteur. Tout un pan culturel d’éducation semble lui faire défaut et je m’en sens seul et unique responsable. 


Pourtant, je pense de même qu’elle, à l’instar de la sentence : « Si tu tombes dans le fleuve, laisse-toi émerger dans le sens du courant, c’est ta seule chance d’en réchapper !».

Episode 95. Jeudi 15 04 2027. Hier soir, je n’avais guère le courage de relater mon second entretien avec J.P. Déjà que, depuis 24 heures, chaque minute m’avait mis le cerveau à fleur de crane et que je me suis retrouvé littéralement en transe dans les dernières minutes précédant le rendez-vous.
Je lui ai proposé de s’asseoir, vague politesse, mais aucune boisson à siroter. Tout s’est alors déversé d’un seul coup, mon angoisse, ma fatigue, ma peur, jusqu’à l’indécence.
« J.P, je suis d’accord… je suis d’accord sans condition ! », lui ai-je aussitôt jeté comme quelqu’un qui se défenestre. A vrai dire, je me sentais plus qu’impudique. Lorrie, impassible, se relevait à peine d’un baiser poli sur la joue, ce qui sembla le réjouir au plus haut point.
« PARFAIT, Bernard ! », cria-t-il presque, « Nous parlons donc le même langage ! ».
Il arborait sa satisfaction suprême tel un flash survolté. Je compris que sa cote auprès de TimeWeather bénéficierait d’un boni équivalent.
« C’est parfait, vraiment parfait ! » ressassa-t-il, comme pour lui-même.
« Un petit chodsky, Monsieur J.P. ? », sirupa ma gynoïde. Il ne manqua évidemment pas de la suivre d’un regard concupiscent lorsqu’elle traversa la pièce pour sortir côté court. « Votre nièce est une perle stupéfiante ! Elle se rappelle même de mes préférences… », en rajouta-t-il, d’une affabilité écoeurante.
Je me retenais de le frapper d’un bon coup de poing qui m’aurait tant soulagé mais je me suis contenté de lui lancer une flèche : « Lorrie n’est pas ma nièce ! ».
« Pas votre nièce ? ».
« Non. Elle n’a jamais été ma nièce ! ».
Apparemment, il a préféré marquer une toux brève et sèche que de faire un quelconque commentaire. Non, je ne couche pas avec une adolescente, aussi gynoïde soit-elle, mais cela m’était jouissif qu’il l’imaginât.
« Ah ! Vous savez donc, Bernard ? ».
« Je sais quoi… ?
« … Hem ! Pour votre accident, je veux dire… »
« Mon accident ? ». C’était la seconde personne à m’impliquer dans un accident. Était-ce donc véritablement moi qui conduisait la voiture avec Cecilia à mes côtés ?
Le gros homme se reprit sur le champ. « Bref ! Parlons compensations, voulez-vous ? », après quoi il avala son chodsky cul sec. Je fis de même comme dans un miroir.
« Voilà, en un mot comme en cent : vous nous avez été un excellent développeur, Bernard, le meilleur sans doute avec qui nous avons eu la chance de collaborer… », entama-t-il avec une emphase que j’estimais peu sympathique. Cela sonnait le glas, en quelque sorte. Je me calai dans mon fauteuil pour ne pas bondir lorsqu’il m’annoncerait que j’étais viré. Lorrie lui adressa un sourire béat auquel il répondit par automatisme. Moi, j’attendais le couperet de circonstance.
Il arriva très vite : « Mais, voyez-vous, notre brusque essor (bien sûr, vous avez pu remarquer à quel point nous sommes devenus en quelques temps les leaders en matière d’applications, et vous y avez contribué de premier chef !)… ». J’opinai du menton. J’avais hâte qu’il en arrive au but. « Notre essor, disais-je, nous a obligé à opérer une radicale restructuration du personnel… Notre secteur de recherche et de développement a besoin de sang neuf, d’équipes plus…et plus… et bla bla bli et bla bla bla… ». Toutes les mesures et précautions d’usage, quoi !
« Bref, mon cher Topo », tenta-t-il en vain de résumer, « En contrepartie, nous vous proposons donc un contrat d’actionnariat ! … Bien sûr, vous gardez tous vos avantages et je dirais même davantage, mais à une seule condition toutefois : vous muter au niveau 6 ! ». En vérité, sur le moment, je ne me suis même pas demandé ce que cela pouvait signifier.
(A défaut de parvenir à vous la livrer en live, le texte qui précède est la transcription d’une vidéo effectuée par Lorrie, à l’insu de J.P.) Il est maintenant près de 8 heures du matin. Il fait frais et la brume est dense, dehors. Avant même d’étudier la proposition qui m’est faite, et surtout de comprendre ce qu’un contrat d’actionnariat peut revêtir, je monte à bord de n’importe quelle CapsoSat pour m’aérer l’esprit. Direction encore inconnue !

  


jeudi 19 avril 2012

non de principe


Fin épisode précédent : De fait : « Je ne suis pas habilitée à vous la dévoiler, Monsieur Topo’ ! », grince-t-elle, toujours aussi empathique, « Tout ce que je sais, c’est que c’est assez important, me semble-t-il, pas moins de quatre + ! ».

Episode 100. Mardi 20 04 2027. Une importance de cet ordre me rendait perplexe. D’une part, je savais combien j’avais souvent poussé mon asociabilité un peu loin (on me l’avait assez notifié !), d’autre part, il me paraissait que mon N6 m’offrait une immunité certaine. Pour que les pontes de Faceblok prennent la peine de me rencontrer personnellement, certes fallait-il que la raison fût au-delà de ce que je pouvais imaginer. Je me suis donc levé aujourd’hui sans aucune autre aspectation envisageable et mes chokburgers du matin n’avaient pas vraiment le goût des autres jours. Lorrie était en train de se cultiver (il en était temps, je venais de lui en inoculer l’envie) lorsque deux sbires se sont flanqués devant ma porte. Pas question apparemment pour moi de sauter ce rendez-vous, quel qu’en soit le prétexte !
Le Gog+ de gauche affichait, plus ou moins à hauteur du plafond, un visage connu et souriant mais dont les yeux neutres ne reflétaient aucune information.

Encadré par mon escorte, nous sommes enfin arrivés au nord de la ville, dans un bâtiment-cathédrale d’une vingtaine d’étages dont l’ascenseur est plus vaste que mon salon. Faceblok a de toute évidence une conception un peu plus désuète de l’entreprise que TimeWeather, nettement moins protocolaire quant à elle si on excepte des gens plutôt mous comme J.P. Ainsi, nous nous arrêtons à un plateau parmi les plus élevés de l’immeuble, qui représente à chaque fois un échelon supérieur de la hiérarchie. A ce moment, sans savoir de quoi il en retourne à mon propos, chaque palier franchi me turlupine davantage, je le reconnais.


C’est une petite femme ronde qui m’accueille dès le couloir, avec un signe impératif de la main vers mes deux cerbères. « Je m’appelle Josée Van DerBrug, chargée de projet. Bienvenue, Monsieur Topo’ ! ». La main tendue, le ton jovial de sa voix et le doux parfum qui émane de sa gorge largement dénudée me mettent d’emblée en confiance, quoique je conserve par prudence un brin de suspicion. Comme elle me l’indique, je trottine derrière ses talons jusqu’à un bureau où, politesse de circonstance, j’accepte un chodkawa et le fauteuil royal qu’elle m’a désigné.

« Je n’ai pas de temps à perdre, Monsieur Topo’ ! Je serai donc directe… », commença-t-elle, avec son léger accent du Nord.
Croiser les jambes l’une sur l’autre me donna, je pense, de la consistance.
« … Le service recherche de Faceblok apprécie particulièrement votre travail effectué sur le temps, Monsieur Topo’ ! », poursuivit-elle, tout en nous servant nos chodkawas fumants.
Ainsi que mon Timothy Fastoche de ’31 l’avait insinué, ma TempoTopo’ était devenue de toute évidence une application notoire, pensai-je, … grâce à l’initiative sans délicatesse de cette mythomane de Chatey, peut-être ?
Les coudes appuyés sur une table de verre, ses bras s’agitent dans les airs. « J’attends de vous un oui ou un non de principe, Monsieur Topo’, rien de plus pour l’instant : voudriez-vous nous rejoindre ? ».
« … vous rejoindre ? », répétai-je, quelque peu déstabilisé.
Avez-vous déjà joué votre vie sur un seul coup de dé ? A cet instant, j’ai fortement regretté l’intuition de Lorrie qui aurait certes pu me guider, mais, à défaut, j’ai hoché la tête à l’horizontale.
Josée Van DerBrug me lâcha un peu de lest, mais je le sentais tenace :
 « Fort bien, Monsieur Topo’, je respecte votre choix, momentané je n’en doute pas… Pouvez-vous toutefois m’exprimer les raisons de ce refus hâtif ? »
« TimeWeather vient également de me faire une proposition et… je l’ai déjà acceptée, Madame Van derBrug ! » fut ma réponse laconique qui me simplifiait toute réflexion et toute explication.

mercredi 18 avril 2012

N6


Fin épisode précédent : « Chaleureuse, Lorrie l’est à l’occasion. 
L’éducation que je lui ai appliquée est sans faille. Mais elle est imparfaite comme une femme. Comme je le suis.Comme nous le sommes. Il est grand temps que j’évolue ! »
.
Episode 99. Lundi 19 04 2027.  Pour conclure mes tergiversations de ces derniers jours, notifier à Jean-Philippe que j’accepte telle quelle la proposition de TimeWeather ne m’a pris en comparaison qu’une minute, tout au plus.

Mes questions à ce sujet restent ouvertes, bien sûr, mais, lorsque sera signé mon contrat d’actionnariat et qu’ils auront validé mon N6, il sera toujours temps de se demander pourquoi je bénéficie de tels avantages, alors qu’ils auraient tout bonnement pu me virer avec une indemnisation substantielle.
Du coup, J.P. ne m’appelle plus « Bernard » comme le fait un supérieur condescendant, mais me donne du « Monsieur Topo’ » à trois reprises. Son sens du protocole convient d’ailleurs très bien au décorum minimaliste de son intérieur : classique, net, propre, sans tache, hiérarchisé.

Ma journée s’est ensuite déroulée comme à mon ordinaire. Malgré une immense fatigue, j’ai longuement travaillé sur mon application TempoTopo’, avec un goût d’interdit et un certain plaisir, inconnus jusqu’alors. De temps en temps, je m’arrête et me réjouis que Chefy n’en soit sûrement encore qu’à une version antérieure.


Mais à seize heures 17’, je m’en souviens très précisément, une FaceBlokoeuse me notifie un rendez-vous avec les instances supérieures du réseau. Sa voix est amène et je crois d’ailleurs la reconnaître, mais il se peut que je me trompe.


Me rengorgeant de mon statut tout neuf, je ne me gêne pas de lui en demander la raison, sans trop espérer obtenir une réponse, je dois dire. De fait : « Je ne suis pas habilitée pour vous la dévoiler, Monsieur Topo’ ! », grince-t-elle, toujours aussi empathique, « Tout ce que je sais, c’est que c’est assez important, me semble-t-il, pas moins de quatre + ! ».

mardi 17 avril 2012

coup de blues


Fin épisode précédent : « Ce soir, je ne suis cependant sûr que d’une chose : Juliana ne fera pas partie de mon avenir, en dépit de ses yeux magnifiques et de son art de vouloir s’en faire pardonner. » 

Episode 98. Dimanche 18 04 2027.  A mon avis, mes deux atouts principaux sont, primo, une relativement bonne pratique du français communicatif et, secundo, la maîtrise de divers langages de programmation. Mais parler avec les machines est finalement ce que je sais faire le mieux : mon entourage est si restreint que les contacts avec de vrais amis se comptent sur une main. Ne parlons pas de famille : je ne sais où est ma mère, mes papas-topos ont disparu et mon géniteur, sais-je seulement qui il est ? Mon ex-femme est décédée, mes amours sont aujourd’hui hygiéniques. D’ailleurs, je vis en seule compagnie d’une jeune fille encore gynoïde.

Assemblage laborieux de codes et siestes régénératrices partagent mes jours et mes nuits. Je vis en dehors du temps.
 
L’actualité m’intéresse dans ses grosses lignes, pas davantage ; de toute manière, de quelles informations peut-on disposer, sinon de celles que nos « amis » croient bon tartiner sur FaceBlok ?
Je n’ai ni curiosité ni passion particulière. La fiction m’ennuie. Une réflexion m’indispose. Manger et boire ne me sont pas compensatoires.

Cependant, que je m’attache à une machine et j’y resterai la semaine : « Un nerd confirmé, confiné, conforme ! » dirais-je, comme j’ai déjà eu l’occasion de l’entendre à mon sujet.
Quelques entorses toutefois, une courte balade d’un jour de ci de là, une rencontre de temps en temps. Je suis heureux, de toute évidence.
Je me suis forgé une bulle à force de solitude.
 
- Tu es triste ? me demande Lorrie, toute en empathie.
- Non. Je prends des décisions !
Chaleureuse, Lorrie l’est à l’occasion. L’éducation que je lui ai appliquée est sans faille. Mais elle est imparfaite comme une femme. Comme je le suis. Comme nous le sommes.
 
Il est grand temps que j’évolue.

lundi 16 avril 2012

le pardon


Fin épisode précédent : « Il n’a pas fallu cinq minutes pour que le visage masqué d’un faceblokoeur envahisse mon ardoise digitale tandis que, dehors, un trio de Gog+ blanchissait le paysage. »

Episode 97. Samedi 17 04 2027. La subtile cohésion avec laquelle l’esprit assemble des évènements concomitants n’est souvent qu’une torsion plus ou moins vraisemblable du réel. Hier, par exemple, tout laissait présumer que, suite à notre discussion (quelque peu incohérente, il est vrai) et, en finale, une pseudo-délation de Juliana Paderova, j’allais me retrouver en sandwich entre un Faceblokoeur peu amène et trois grands gaillards blanc de la DémaGog+. En réalité, il n’en fut rien.
 
Chaque élément était totalement indépendant des autres et avait sa signification propre. Ainsi, les trois Gogs+ du dehors s’affairaient seulement autour de CapsoSats apparemment en panne et le Faceblokoeur de service se contentait une fois de plus de me remettre à l’ordre : connaissais-je unetelle, untel et unetelle ? Pourquoi n’avais-je donc pas alors déjà accepté leur offre d’amitié ?  

Quant à ma voisine, à la voir si désolée, encore fallait-il savoir à propos de quoi précisément ! En l’occurrence, cette fille a pour étrange coutume d’évacuer son stress en s’excusant.
 
Bref. Ce samedi tranquille m’offrait aussi l’occasion d’envisager mon futur et de prendre les décisions qui m’avantagent. Par avance, je serais tenté par la proposition de J.P., quitte à peaufiner ma TempoTopo’ tout à loisir. Ce soir, je ne suis cependant sûr que d’une chose : Juliana ne fera pas partie de mon avenir, en dépit de ses yeux magnifiques et de son art de vouloir s’en faire pardonner.